Ghost Tropic, en salles ce 1er janvier, c'est l'histoire de Khadija, 58 ans, qui s'endort dans le métro bruxellois après une longue journée de travail. Quand elle se réveille au terminus, elle n’a pas d’autre choix que de poursuivre son chemin à pied. Ce voyage nocturne l'oblige à demander de l'aide auprès des résidents de la nuit. Rencontre avec le cinéaste Bas Devos pour évoquer cette virée nocturne présentée lors du dernier Festival de Cannes, à la Quinzaine des Réalisateurs.
AlloCiné : Il y a une chose qui frappe d'emblée avec "Ghost Tropic", c'est son rythme, très lent. Un rythme qui peut, au début, désarçonner...
Bas Devos : Je pense que le rythme d'un film, que le temps et le fait de prendre son temps, c'est quelque chose de primordial. C'est peut-être même la chose la plus importante dans le cinéma. Le cinéma, c'est la lumière et le temps, ce sont les deux seules choses dont tu as besoin. Mes deux premiers films avaient une sorte de même recherche : combien de temps faut-il donner à une scène pour aller un peu plus loin que l'essentiel, un peu plus loin que ce qu'il y a juste "là". Que se passe-t-il si ça dure un peu trop longtemps ou si rien ne se passe encore ? Ghost Tropic, même s'il est un peu plus narratif que mes deux premiers films, a besoin d'un rythme et je pense qu'il faut que le spectateur l'accepte un peu, car il te demande un peu de patience. C'est une simple idée qui est en moi : si on a un peu de temps pour regarder les gens, on commence à les aimer. Dans le métro, si tu commences à regarder autour de toi, si tu tiens ton regard, tu peux aimer les gens. Mais très vite, on oublie ça, car on est sur son téléphone, etc... Peut-être que le cinéma nous donne une opportunité de regarder autour de nous, de regarder les gens.
Pour ce qui est de Khadija, elle est à pied, il y a donc une sorte de tempo qu'on installe presque logiquement. On est avec elle, c'est une petite dame, on la suit... D'un côté, il y a donc une sorte de logique, et de l'autre, il y a vraiment ma recherche dans la simple question de comment utiliser le temps dans le cinéma, alors qu'on est habitué à des films qui bougent, des films qui ont, je pense, peur de l'ennui. Moi, je n'ai pas peur de l'ennui. C'est important, l'ennui. Je pense vraiment qu'avec un film contemporain, ce qui est important, c'est de partir un peu de cette idée d'être nécessairement tout le temps "dans" un film. J'aime beaucoup les films où m'est donnée la liberté de "sortir" et même d'être un peu perdu dans mes propres pensées pour ensuite revenir. Si c'est possible, alors je me sens humain, j'ai le sentiment qu'il y a quelqu'un qui laisse un peu de place pour moi. J'ai souvent des difficultés avec des films qui ne me donnent pas cette place, cette liberté. C'est ce que j'essaie de faire. Bien sûr, il y a plein de gens qui trouvent ça fatigant ou qui ne suivent pas, mais tu ne peux pas plaire à tout le monde...
Comment vous est venue l'idée de cette histoire ?
Je viens de finir un film qui s'appelle Hellhole, qui était présenté à Berlin. Un film sur Bruxelles comme espace politique, sur la complexité d'une ville où des gens très différents doivent vivre ensemble, et qui parle aussi un tout petit peu de la situation post-attentats de 2016. La recherche, c'était un peu : Qu'est-ce qu'on fait maintenant, avec ces données ? On habite dans une ville complexe, dans un siècle assez compliqué, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Comment va-t-on partager une histoire ensemble ? Et ce film, Ghost Tropic, est une toute petite réponse, modeste, à ces questions.
En faisant Hellhole, j'avais rencontré plein de gens, et aussi beaucoup de femmes qui ont environ l'âge de Khadija, qui sont Bruxelloises mais qui vivent un tout petit peu entre deux mondes. Tu as le monde de leurs enfants, qui sont Bruxellois, nés ici, qui sont Belges, et aussi une sorte de mémoire d'un autre espace. Cet endroit géographique un peu fluide, un peu double, est aussi un peu traduit dans le titre Ghost Tropic : un espace imaginaire qui est réel d'un côté et peut-être plus nostalgique de l'autre.
Qu'est-ce qui vous a intéressé dans le personnage de Khadija, cette femme qui déambule la nuit à Bruxelles ?
J'étais très intéressé par cette femme car c'est le genre de personnes qui m'entourent dans la vie. Si je prends le métro, si j'attends à la caisse, elles sont à côté de moi, mais dans notre société, elles sont rendues un peu invisibles. Surtout dans nos images, nos séries, nos films, la télé... Je ne les vois pas. Et ça m'étonne, car ce sont des femmes fortes, qui m'ont appris plein de choses par ce qu'elles sont, par leur humanité. En faisant Hellhole, je me suis dit que je devais faire quelque chose sur l'une de ces femmes, une histoire qui raconte quelque chose sur l'individu et pas nécessairement sur la communauté maghrébine. Ce n'est pas un film sur l'identité, c'est un film qui raconte l'histoire d'une femme et sa présence dans ce monde. Elle est modeste, mais elle est visible. Je voulais justement la rendre visible.
Propos recueillis à Cannes le 25 mai 2019
La bande-annonce de "Ghost Tropic" :
