AlloCiné : Comment vous est venue l'idée de In Fabric ?
Peter Strickland : Je voulais donner un pouvoir vraiment viscéral aux vêtements. Les vêtements de seconde main en particulier ont beaucoup à voir avec cette idée. Quand vous achetez une chemise, on peut sentir les aisselles de la personne qui l'a portée avant et qui est peut-être même morte. C'est une intimité vraiment bizarre et inconfortable. Vous vous demandez ce que faisait la personne dans cette chemise, vous imaginez le cycle de vie du vêtement.
Il y a un autre aspect, le fétichisme : comment quelqu'un peut être excité ou dégoûté par un vêtement ? Il y a comment on se sent quand on porte des vêtements, comment on peut s'échapper en portant un vêtement, se transformer. Ou à l'inverse comment on peut être prisonnier de l'image qu'on a de son corps. Le genre était une manière d'explorer le rapport parfois irrationnel, viscéral, des gens à leurs vêtements.
Le film se situe dans les années 1980. Pourquoi avoir choisi cette période en particulier ?
Pour une seule raison : la scène où Sheila lit les petites annonces dans la rubrique "rencontres" du journal dans lesquelles se décrivent les gens. Pour moi c'était plus intéressant d'imaginer à quoi la personne ressemblait. J'adore le mystère qu'il y a. Si elle était sur Tinder à swiper, ça n'aurait pas été pareil. Sans ça, j'aurais situé le film de nos jours.
Vous êtes anglais et pourtant il s'agit de votre premier film en Angleterre. Pourquoi avoir attendu tant de temps avant de tourner dans votre propre pays ?
(Il rit) Je ne sais pas... C'est un mélange de choses : ça dépend de l'histoire, d'où c'est plus pratique de tourner, ... Mon premier film était tourné en Roumanie parce que les actrices étaient roumaines... Mmh, en fait Berberian Sound Studio a été tourné en Angleterre. On devait tourner en Hongrie à l'origine mais les fonds sont tombés à l'eau. Mais oui, ça se passe en Italie. The Duke of Burgundy se passe quelque part en Europe. On aurait pu tourner In Fabric en Hongrie, d'ailleurs certaines scènes le sont, l'accident de voiture par exemple. J'aime faire des films en Europe mais pour être honnête, je ne sais pas si ce sera encore possible avec le Brexit.
Il y a des influences majeures dans vos précédents films, comme le giallo dans Berberian Sound Studio. Quelle était cette fois votre principale inspiration ?
Jacksons, une chaîne de grands magasins, m'a inspiré. Le dernier magasin à Reading a fermé en 2013 mais semblait sortir des années 70. J'adorais l'aspect anachronique du lieu, vous aviez l'impression de remonter le temps. J'y allais quand j'étais petit. C'était un endroit mystérieux, il y avait des tubes pneumatiques où l'argent partait. Vous ne saviez pas où l'argent allait, qui le recevait. Durant cette attente, le temps ralentissait. Vous observiez la clientèle, les gens qui volaient, les mannequins, ... Donc le film se nourrit beaucoup de la réalité. Il y a aussi les sculptures terrifiantes de mannequins d'Edward Kienholz qui m'ont influencé. Quant au giallo, il revient souvent dans les interviews que je fais mais non, l'inspiration ne vient pas vraiment de là. Je vois pourquoi on m'en parle car il y a la même gamme chromatique mais il n'y a pas de meurtre dans ce film, ni de gants ni de couteau.
On ne s'attend pas à ce que le film soit si drôle. The Office a apparemment été une des influences surprenantes de In Fabric.
Oui c'est vrai ! Dans les années 1990, je n'arrivais pas à monter mes films. Je faisais des courts métrages mais je n'arrivais pas à passer l'étape supérieure. Bien sûr j'ai dû prendre un travail alimentaire, comme la plupart des gens. J'ai fait des jobs typiques de la classe moyenne, des emplois de bureau à taper sur un ordi. Je m'ennuyais tellement, j'étais frustré et amer. J'avais toutes les émotions négatives que vous pouvez imaginer. Puis The Office est apparu et il y avait cet humour que je ne voyais pas dans mon travail. La série a exploré des choses de la vie qui ne l'étaient pas auparavant. Je voyais mon travail jusqu'alors comme une perte de temps mais ce n'était pas du tout le cas.
Donc quand j'ai écrit In Fabric, je me suis remémoré ce travail... Evidemment je n'ai pas cherché à refaire The Office mais ça m'a encouragé à me replonger dans cette expérience et à me souvenir de mes rencontres. C'était important pour le personnage de Sheila de voir son quotidien et la frustration qui en découle. Vous comprenez alors pourquoi elle va faire du shopping. Le film aurait été méchant si je la jugeais. Elle n'est pas consumériste, il n'y a rien de mal à faire du shopping. Je ne voulais pas être didactique, ça aurait été hypocrite car nous tous nous achetons des fruits qui sont exportés, des vêtements fabriqués à l'étranger...
In Fabric est à la fois un film d'horreur, une satire et un portrait de femme. Comment le décririez-vous et comment avez-vous réussi à trouver le bon équilibre entre tous ces éléments ?
Je l'appellerais "un cauchemar vestimentaire". Mais quand je dis "cauchemar", ce n'est pas une critique. Quelqu'un a écrit que mon film était anti-consumériste, non, je dirais que c'est une satire. Quant à l'humour... normalement je sais quand j'écris un script quel va être le ton du film mais là, quand j'écrivais les dialogues de Fatma Mohammed, c'est arrivé comme ça, je n'avais pas prévu d'écrire ça. Je découvrais le film à mesure que je l'écrivais. J'ai toujours aimé les films où il y avait cette tension entre deux tonalités. Mon exemple préféré est Fargo qui est incroyablement drôle et tragique à la fois. Ou Le Loup-Garou de Londres. Au final, c'est comme la vie.
Ce n'est pas habituel de voir une femme noire d'une cinquantaine d'années tenir le rôle principal d'un film de genre. Était-ce un choix conscient de votre part ?
Non, quand j'ai écrit le rôle, je n'avais pas de choix en tête. La seule chose que je savais, c'était que je voulais une femme d'une cinquantaine d'années car c'est le genre de femmes qui étaient clientes des grands magasins quand j'étais petit. Il était hors de question d'avoir un personnage plus jeune. Et puis Toby Jones, que j'ai dirigé dans Berberian Sound Studio, m'a suggéré Marianne Jean-Baptiste. Honnêtement je ne connaissais pas son travail. J'ai donc regardé Secrets et mensonges de Mike Leigh et je l'ai trouvée très bonne. Je l'ai contactée et elle a accepté, c'était aussi simple que ça.
Le genre était une manière d'explorer le rapport parfois irrationnel, viscéral, des gens à leurs vêtements.
Le sound design a une place primordiale dans le film. Pouvez-vous m'en dire plus ?
J'ai regardé beaucoup de vidéos d'ASMR, j'ai essayé de faire le film comme ce genre de vidéos, en particulier les scènes dans le magasin. Nous avions sept femmes en demi-cercle dans un studio d'enregistrement qui improvisaient des discussions. Nous avons mis des réverbérations. Parfois on ne comprend pas tout à fait ce qu'elles disent. Je pense qu'inconsciemment j'ai toujours utilisé de l'ASMR dans mes films sans le savoir. D'après mes souvenirs d'enfance, les magasins étaient des lieux très calmes par rapport à maintenant. Ils sont désormais comme des boîtes de nuit. Il y avait des tapis ou de la moquette très épaisse qui étouffaient le son, le bruit des pages des catalogues qu'on tournait... C'était très hypnotique.
Il n'y a pas d'explication quand à la malédiction de la robe. Pourquoi ?
J'ai écrit une version où il y avait une explication mais ça tuait tout le mystère. C'est comme dans la vie où les maladies n'ont pas toujours de cause. Une personne en parfaite santé peut avoir un cancer et il s'agit juste d'une énorme malchance. C'est du pur hasard. Si vous expliquez le mystère derrière ces choses là, vous brisez l'aspect incroyablement hasardeux. Le fait qu'il n'y ait pas de logique rend la chose plus effrayante. L'équipe du magasin est comme le docteur Frankenstein, elle fait de la robe son monstre. Celle-ci devient plus puissante qu'elle ne le devait.
Quels sont vos projets ?
J'en avais un qui devait être tourner en août avec Fatma Mohammed dans le rôle principal. Mais l'un des financements nous a lâchés et ça ne s'est pas fait. J'en étais très triste. On avait le casting, le lieu... J'ai trois projets en cours, je ne sais pas lequel va voir le jour. Mais c'est très très dur en ce moment. Chaque film est plus difficile à faire. Berberian Sound Studio et The Duke of Burgundy étaient très faciles à monter mais ça devient plus dur. J'espère me tromper.
Je vis pour faire des films, ce qui est une triste raison de vivre (rires). C'est comme si vous vous prépariez à tout le temps être déçu. C'est compulsif de faire des films. Pour chaque réalisateur, même quand un film voit le jour, il y a de la frustration et de la déception en eux. C'est comme si chaque idée qui éclôt dans votre tête doit être partagée avec le reste du monde. Je suis ravi de commencer la première page d'un scénario, ce blanc, ce grand espace de Microsoft Word (rires) qui ensuite prend vie sur grand écran. Quand c'est le cas, c'est incroyable. Presque aussi bon qu'un orgasme.
Pour n'importe qui qui fait un petit film indépendant, c'est difficile face aux films Marvel, comme le disait Martin Scorsese. Je n'ai pas de jugement, si quelqu'un apprécie ces films, je le respecte totalement. Il ne s'agit pas de la qualité de ces films mais de la place qu'ils prennent, éclipsant les plus petits. Pour moi, ce serait sain que tous les genres de films puissent exister. Peu importe mes goûts personnels. Tout le monde devrait avoir le choix de ce qu'il veut voir. Si Marvel n'était pas aussi important, je ne dirais rien. C'est très dur de faire des films mais bon, on trouve toujours un moyen.
Merci à Stéphane Ribola
La bande-annonce de In Fabric, actuellement en salles :