AlloCiné : Vous êtes arrivée à Kaboul à l’âge de 18 ans, rien ne vous prédestinait à devenir réalisatrice. Pouvez-vous nous racontez votre parcours ?
Shahrbanoo Sadat : Je suis venue habiter à Kaboul quand j’avais 18 ans, c’est à ce moment que j’ai découvert le cinéma. Je participais à l’Atelier Varan (ndlr: fondé en 2006 par le cinéaste français Vincent Blanchet), qui enseigne, durant 3 mois, à de jeunes réalisateurs les bases du cinéma vérité. A la fin de cet atelier nous devions réaliser un court-métrage documentaire et c’est comme ça que tout a débuté.
J’avais 19 ans et c’était la première fois que je découvrais des films non-commerciaux. Là d’où je venais il n’y avait pas de vraies salles de cinéma, je regardais la télévision mais c’est tout. Je n’avais d’ailleurs jamais imaginé devenir cinéaste, ce monde me semblait très éloigné du mien.
Le premier film que j'ai vu est "Les patates en cœur" d’Agnès Varda
L’Atelier Varan a donc fait mon éducation de cinéphile. Le premier film que j’y ai vu est Les patates en cœur d’Agnès Varda. Ça m’a bouleversée ! C’est comme si je venais de découvrir le cinéma, je me suis rendue compte à quel point un film pouvait vous marquer. Ça a été le point de départ de ma passion pour le cinéma réalité et les documentaires. Et pour une raison que j’ignore, je réalise des fictions (rires), mais j’essaie toujours d’être aussi fidèle que possible à la réalité.
En 2010, j’ai réalisé le court-métrage Vice versa one en noir et blanc. Il traînait sur mon bureau d’ordinateur et je ne savais pas quoi en faire. Je suis tombée par hasard sur le site de la Cinéfondation et j’ai vu que je remplissais toutes les conditions, j’ai donc envoyé mon film. J’ai été sélectionné et je suis venue à Paris pour rencontrer Gilles Jacob - j'ignorais qui été cet homme auparavant - et il m’a annoncé que j’étais la plus jeune réalisatrice jamais sélectionnée à la Cinéfondation. L’équipe m’a suggérée de proposer mon film au comité de sélection de la Quinzaine des réalisateurs et c’est comme ça que tout a commencé.
La Cinéfondation m’a vraiment aidé, ça m’a ouvert les portes du cinéma européen. Je viens d’un pays où il n’y a pas de supports financiers pour la culture, donc avoir la possibilité de rencontrer autant de gens et d’être reconnue en Europe a été une vraie chance. Lors d’un festival à Copenhague j’ai fait la rencontre de Katja Adomeit qui est devenue une très bonne amie et ma productrice. Elle s’est battue pour trouver les financements pour mon premier long-métrage, Wolf & Sheep (ndlr: qui a de nouveau été sélectionne à la Quinzaine des Réalisateurs en 2016).
Je ne veux pas donner la priorité à la guerre.
La grand originalité de L'Orphelinat réside dans sa construction. L'humain est au centre tandis que la guerre est au second plan. Après chaque scène dramatique, le héros s'imagine en train de vivre une scène chantée d'un film bollywoodien. Qu'avez-vous souhaité montrer ?
Pour moi c’était vraiment important de parler de la vie des habitants de Kaboul à cette époque. Mes précédents films montraient également la vie quotidienne en Afghanistan. Je ne veux pas donner la priorité à la guerre parce que dès qu'on évoque mon pays c’est pour parler de la guerre. Et la vie des habitants, les petites histoires, sont mises de côté au profit des drames. Je trouvais important de parler de la vie des gens qui vivent dans ce pays. Ce qui m’intéresse c’est l’état d’esprit dans lequel sont les habitants et les survivants.
J’habite à Kaboul, il s’y passe des tas de drames chaque jour. Quand vous sortez de chez vous, vous n’êtes pas sûrs de revenir. On sait tous qu’il y a la possibilité de se faire tuer dans la journée lors d’un bombardement, mais on vit avec. Personne n’a peur, personne ne panique. Quand je suis en dehors de mon pays les gens me demandent souvent si la vie n’y est pas trop difficile. En réalité non, je m’amuse beaucoup et je m’y plais. Les habitants ont conscience que leur vie ne tient qu’à un fil, mais les gens ne s’y attardent pas et continuent de vivre parce que c’est la vie ! La vie est surprenante, excitante et vous ne savez jamais ce qui va se passer. Vous vivez au jour le jour, chaque instant, et j’aime cette idée.
Quand vous perdez un ami, un membre de votre famille ou un collègue, vous n’avez pas le temps de vous apitoyez. Les événements s'enchaînent très vite et vous devez survivre, vous ne pouvez pas vous permettre d’être déprimé. Si vous commencez à vous dire que la vie est triste et injuste vous ne pouvez pas survivre dans ce monde.
Je voulais vraiment que ça se ressente dans mon film, c’est pourquoi lorsque quelque chose de dramatique arrive, au lieu de montrer l’impact que ça pourrait avoir sur les personnages, j’ai enchaîné avec des scènes de chants joyeuses. Parce que c’est ce que vivent les Afghans. Je voulais vraiment insister sur le fait que la vie est trop courte pour pleurer. Avec ces scènes de musiques tirées des films bollywoodiens je souhaite faire ressentir aux spectateurs ce que nous vivons.
Votre film est tiré de la vie d’un de vos amis. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter son histoire au cinéma et quelle est la part de fiction dans le film ?
Oui cette histoire est inspirée du journal intime d’Anwar, un de mes amis. Je suis la seule à l’avoir lu et je souhaitais faire connaître son message au monde. Il n’est pas écrivain, mais il a un point de vue précis et critique. Il est le témoin d’une guerre qui n’est pas la sienne. Son histoire est racontée avec des mots simples et honnêtes et retrace l’histoire de l’Afghanistan sur ces 40 dernières années.
Quand j’ai commencé à travailler sur ce film ça a été très difficile parce que c’est un énorme récit, il y a beaucoup de noms et de lieux. J’ai dû l’adapter sinon j’aurais complètement perdu le public. De plus l’histoire de l’Afghanistan à cette période est tellement horrible que les drames s’enchaînent. J’ai donc dû écrire un scénario qui soit compréhensible par un public européen qui ne connaît pas la vie en Afghanistan.
J’ai mis beaucoup de temps à trouver la manière dont je voulais raconter cette histoire. Par exemple sa vie à l’orphelinat dure 8 ans, il s’y passe beaucoup de choses socialement parlant mais également politiquement, les enfants vont et viennent,… J’ai donc décidé de tout compressé et de faire un film sans arc temporel précis. J’ai tenté d’être la plus fidèle possible à la réalité mais je n’ai pas fait un film historique. C’est un film sur le point de vue d’un enfant sur la guerre, mais c’est aussi ma vision de l’Afghanistan et elle est proche de celle d’Anwar.
Propos recueillis par Laëtitia Forhan à Cannes le 19 mai 2019.