"Nous ne pensions pas que le reste du monde permettrait ça..." Cette phrase, terrible, de Waad Al-Khateab, ouvre son documentaire Pour Sama, lettre à sa fille et témoignage de ce qu'elles, le papa, leurs amis et les familles d'Alep vécurent durant les six mois de siège de la ville syrienne au cours de l'année 2016.
En arabe, Sama signifie ciel. Un ciel que Waad Al-Khateab aurait souhaité bleu, pur, sans avions, ni hélicoptères, ni bombes. Ces bombes qui tombent à intervalle réguliers sur les quartiers de la ville syrienne, et très vite sur l'hôpital où la journaliste et réalisatrice vit avec sa fille et son mari, médecin en chef de l'établissement. Au milieu de la mort, émergent la vie, les rires, la liberté, la résilience, le courage aussi, de rester. Choisir de partir en trahissant l'esprit de révolution et donc ses propres enfants, ou rester coûte que coûte, en espérant que ces mêmes enfants comprendront, un jour. Et qu'on n'aura pas à les enterrer, demain.
Malgré les corps, malgré le sang, malgré la douleur, Waad Al-Khateab continue de filmer, pour que sa fille, un jour, puisse comprendre d'où elle vient et les choix de ses parents. Et pour qu'elle puisse voir Alep, aussi. Les images sont insoutenables, à l'image de ces deux garçons embrassant leur petit frère fauché par un obus, ou cette maman emportant serré contre elle le corps sans vie de son fils. Le propos, lui, est indispensable. "Nous ne pensions pas que le reste du monde permettrait ça"... Cette phrase résonne longtemps une fois le film terminé, et Sama, un jour, nous demandera des comptes.
A l'occasion de la sortie française du film cette semaine, rencontre avec la journaliste et réalisatrice, et son co-réalisateur Edward Watts, alors que le film, après son passage à Cannes où il remporta l'Oeil d'Or en mai dernier, bouleverse et émeut les festivals et spectateurs à travers le monde.
AlloCiné : Première question, la plus importante, comment allez-vous ? Comment vont vos filles ? Comment va Hamza votre mari ?
Waad Al-Khateab : Je vais bien, merci. Nous habitons à Londres désormais. Nous y avons commencé une nouvelle vie. Mes enfants vont à l’école, Hamza a un nouveau travail, moi je voyage beaucoup pour le film pour le moment. Nous essayons de prendre nos marques et de nous habituer à cette nouvelle vie.
Il y a cette phrase terrible dans la première partie du film : "Quand les bombardements ont commencé, nous ne pensions pas que le reste du monde permettrait ça..." Le reste du monde, c’est nous, c’est moi… Quel est votre sentiment vis-à-vis de ce "reste du monde" qui a laissé la situation se produire ?
Waad Al-Khateab : Il ne s’agit pas tant de vous ou d’eux. Il s’agit des gouvernements et des pouvoirs politiques. Nous avons vu depuis 2010, tout au long de ces années, les grands discours sur la liberté, la dignité, la démocratie… Nous pensions donc que les gouvernements réagiraient. Ils savaient tous ce qu’il se passait, ils connaissaient les moindres détails de la situation en Syrie, ils étaient au courant des agissements du régime de Bachar el-Assad. C’était donc évident pour nous que le reste du monde avait conscience de la nécessité d’aider le peuple syrien à avoir une meilleure vie… Nous ne pensions sincèrement pas nous retrouver dans la situation où l’on peut tuer impunément, alors que n’importe quelle puissance a la possibilité d’intervenir à tout moment. Je ne parle pas d’intervention militaire, mais d’intervention politique. A minima la mise en place de lignes rouges à ne pas franchir, comme l’utilisation des armes chimiques. Nous sommes passés par toutes les couleurs de lignes, Bachar El Assad a continué encore et encore et personne n’a rien fait et ne fait rien. Cette phrase, c’est une manière de résumer notre choc face à cette situation. C’est ça le monde où nous vivons, le monde dont nous rêvions ? C’est ça la démocratie, la liberté, la dignité dont tout le monde parle ? Je n’ai toujours pas de réponse à cette question, pour tout dire. Mais je garde l’espoir d’une prise de conscience et que ces problèmes puissent être réglés.
En voyant le film, on comprend que le fait de tourner était pour vous un moyen de tenir, de survivre même…
Waad Al-Khateab : C’est tout à fait ça. Quand je filmais, j’avais une raison d’être là. Une raison de voir toutes ces scènes. Une raison de voir tous ces morts. Nous nous sommes vraiment sentis abandonnés par le reste du monde, et je ne voulais pas être à mon tour celle qui abandonne ces gens en m’enfuyant pour sauver ma famille. Et étrangement, c’était plus facile pour moi d’être là-bas que d’être ici, à distance, à voir les gens d’Idlib vivre la même situation. Et c’est la même chose pour tous les gens qui ont fini par partir et qui ont vu le film : nous avons tous une sensation de mal-être. C’est bien plus simple d’être sur place, sans espoir, et de pouvoir aider les gens comme on le peut.
Edward, vous êtes intervenus bien après les prises de vue, au moment du montage. Comment vous-êtes vous rencontrés et comment avez-vous travaillé ensemble ?
Edward Watts : Waad avait déjà tourné des images pour Channel 4. Je connaissais son travail, mais je n’avais jamais vu ses archives vidéo autour de la situation tragique à Alep. Elle est arrivée à Londres avec ses disques durs, plus de 500 heures d’images incroyables. Elle recherchait quelqu’un avec qui travailler sur ce matériel, et nous nous sommes trouvés pour ainsi dire. Nos collègues à Channel 4 connaissaient mon obsession pour la Syrie et mon envie de raconter l’histoire de gens comme Waad ou Hamza. J’ai fait des documentaires durant dix ans, donc j’avais un profil potentiellement intéressant pour ce projet. Et deux ans et demi plus tard, nous voici ! Le travail de montage a été très long, car nous pouvions proposer différentes approches et regards en utilisant ces images. Waad a vécu ces événements, elle les a filmés, et mon travail a consisté à trouver une manière de les mettre en forme pour parler à un public occidental, à des gens qui n’avaient jamais été confrontés à de telles situations ou de telles images. Pour résumer, comment plonger un habitant de Paris directement au cœur d’Alep, pour vivre ce que Waad a vécu mais sans les noyer non plus dans l’horreur pour conserver un impact humain et émotionnel. Ca a été mon rôle sur ce film.
Vous avez dit dans une interview avoir vécu deux ans dans les ténèbres en faisant ce film ?
Edward Watts : Littéralement dans les ténèbres, oui. Les dix premiers mois, nous avons monté dans une pièce sombre, sans fenêtres. Je vis dans une église en ruines, et c’est un environnement très étrange pour travailler. Mais ça n’a pas été que sombre : nous plaisantions régulièrement, et surtout nous avons tissé une solide amitié durant ce processus. Des liens très forts. Waad est aujourd’hui l’une de mes meilleures amies, et je peux être très directe avec elle ! Plus qu’avec ma propre famille ! (Rires)
Vous parlez de vraies ténèbres, mais il y a aussi des ténèbres mentales. Comment ressort-on de ces longs mois plongés dans ces images ? Et comment trouve-t-on le bon équilibre dans le montage pour ne pas "aller trop loin" en termes de violence ?
Edward Watts : C’était la partie la plus difficile du montage, trouver le bon curseur. Nous étions alignés Waad et moi sur le fait que nous voulions montrer la vérité et confronter le public à la réalité de la guerre. Le grand public est trop "protégé" par rapport à ces images. Je ne sais pas si c’est la même chose en France, mais on en vient à ne plus montrer la réalité. C’est la réalité. Il fallait la montrer.
Waad Al-Khateab : J’ai été choquée et en colère à plusieurs reprises par le passé, quand j’ai découvert que les chaînes refusaient de passer les images les jugeant trop choquantes. Je sais que c’est horrible, mais c’est la réalité du terrain, c’est ce qui arrive, ce qui nous arrive. Je ne peux pas comprendre que des gens extérieurs à la situation, pour qui il ne s’agit pas de leur propre famille, puissent dire qu’ils ne peuvent pas regarder. Ne pas montrer les images, c’est cacher que cela arrive et faire croire que le problème est réglé ou n’existe pas. J’avais donc peur, en commençant à travailler avec Edward, de devoir me battre avec lui à ce sujet. Mais ça n’a pas été le cas. J’ai vraiment été étonnée que nous ayons le même point de vue. Nous ne pouvions pas non plus accepter de flouter les visages, les corps et les blessures. Ce n’était pas possible pour nous. D’accord, ces images sont dures, mais c’est le minimum pour voir et comprendre la réalité.
Edward Watts : Nous avons eu à un moment une version du film bien plus graphique et bien plus dure. Et c’était trop pour les gens. Nous l’avons montré à des amis, à la famille, et c’était insupportable pour eux. Nous avons donc travaillé pour trouver le juste équilibre. Mais pour en revenir aux ténèbres dont vous parlez, c’est tout le message du film et du travail de Waad. Il ne s’agit pas que de ténèbres et de mort. Il y a tellement de vie, de positivité, d’espoir, d’humanité… Regardez la scène d’ouverture : un hôpital sous les bombardements, et tous les gens présents plaisantent en attendant la fin de l’attaque. L’esprit humain trouve ce genre de protections pour rendre les choses supportables, et tout l’enjeu du film était de faire ce voyage entre les ténèbres et la lumière.
Vous parliez de la France, et nous avons le même problème, avec des images de guerre extrêmement édulcorées dans les médias. Une explosion au loin, une flaque de sang sur le trottoir, et ça ne va jamais plus loin. Or votre film montre la guerre telle qu’elle est vraiment. Vous pensez qu’il est temps de montrer la vraie guerre aux gens ?
Edward Watts : Tout à fait. C’est quelque chose de très occidental. C’est notamment dû à notre Histoire, et à nos erreurs dans notre relation et notre attitude vis-à-vis du reste du monde. Si vous ne montrez pas la réalité des images des bombardements d’Assad, et leurs conséquences en termes humains, alors c’est bien plus simple de s’assoir autour d’une table et de dire que c’est effectivement mieux qu’il reste au pouvoir pour la stabilité du pays et de la région. Mais… une pile de cadavres d’enfants, c’est ça le prix de la stabilité ? Si personne ne voit cette réalité, on ne peut pas prendre les bonnes décisions. C’est pour cette raison, par exemple, que mon pays, la Grande-Bretagne, s’est engagé dans la Guerre en Irak. "La guerre, c’est facile, on envoie l’armée, on nettoie et tout va pour le mieux." Non. La guerre, c’est de la sueur, du sang, les corps. Et il faut voir cela pour comprendre.
Waad Al-Khateab : Nous sommes évidemment dévastés par les bombardements et les destructions de bâtiments, de monuments, d’infrastructures de la ville d’Alep. Mais c’est sans comparaison avec le coût humain, et avec chaque enfant que j’ai vu se faire tuer. Il ne s’agit pas de murs, mais d’êtres humains. Et il reste tant de questions : combien de gens sont morts, combien sont en prison, pourquoi ont-ils été tués, qui est responsable de cette situation ? On ne sait pas.
Dans le film, il y a cette séquence où vous pouvez partir et quitter cet enfer, et où vous décidez de revenir. Quel souvenir gardez-vous de ce moment précis, de cette décision qui relève d’un courage incroyable ?
Waad Al-Khateab : C’était à la fois un choix évident, sans l’être. Nous sentions que nous devions revenir, tout simplement. Il n’y a pas eu un moment-clé, ni même de questionnement. C’était un mouvement évident. Nous avons alors pensé à notre fille Sama, et il nous semblait évident aussi de la garder avec nous. Alep était assiégée, et nous ne pouvions tout simplement pas regarder de l’extérieur cela arriver à des gens que nous côtoyions depuis cinq ans. La culpabilité nous aurait tué, déjà. Et puis c’est un peu comme si un feu se déclarait chez vous : vous ne fuyez pas le bâtiment en laissant vos proches derrière vous ; vous allez sauver les gens, et éventuellement tenter d’arrêter l’incendie. C’est aussi simple que ça, et c’est ainsi que je vois les choses. Et je pense sincèrement, au plus profond de moi, que tout le monde ferait de même.
Le film a été présenté à Cannes, dans différents festivals… Que vous a apporté le retour du public ? Et pensez-vous que le film peut initier un changement ?
Waad Al-Khateab : Nous pensions sincèrement que Cannes ne s’intéresserait pas à notre film. Hamza nous rappelait constamment de soumettre de notre film, nous avons fini par le faire et le film a été retenu à notre grande surprise. Une fois sur place, nous étions stressés et terrifiés, et nous ne savions pas comment le public allait réagir… Et cette réaction a été incroyable, avec des questions très engagées dans la foulée de la projection. La question la plus récurrente, c’est "que pouvons-nous faire ?". Il y aussi de la tristesse, de la fierté que nous ayons porté ce projet jusqu’au bout, de la culpabilité… Des réactions très honnêtes, très humaines, très directes, de la part de gens du monde du cinéma, de la part de journalistes, de la part de parents… Cela nous a fait comprendre que ce film va au-delà du genre documentaire, et au-delà de la Syrie. Il y a quelque chose d’universel.
Edward Watts : Et cela est arrivé partout. Cannes, Sheffield, au Mexique, en Afrique du Sud… Quel que soit le lieu où nous projetons le film, il créé une connexion profonde avec le public. Car c’est un film qui donne de l’espoir. Quand nous faisions le film, on nous disait qu’il n’intéresserait personne, que tout le monde en avait marre de la Syrie, que c’était trop compliqué, qu’il irait peut-être dans un festival au maximum… Et voir ces réactions et cet engagement de la part des gens, ça montre que l’être humain n’est pas apathique, qu’il n’a pas abandonné, qu’il veut s’engager, qu’il veut rendre le monde meilleur. Ça peut sembler naïf, mais c’est vraiment ce qu’il se passe. Ce film, comme d’autres, aide à (re)donner espoir.
C’est aussi un film qui peut aider à changer la vision que certains ont des migrants et des réfugiés, en montrant pourquoi ces gens fuient leur pays.
Edward Watts : Tout à fait. Notre film est une machine à empathie. Cela vous plonge au cœur de la réalité de ces gens. Qu’est-ce que cela signifie de vivre dans ces conditions, de se battre pour son pays, de voir sa famille menacée…
Waad Al-Khateab : C’est même plus fort que ça : les gens me demandent comment et pourquoi je suis restée aussi longtemps, et pourquoi je n’ai pas fui ! Grâce au film, les gens prennent conscience qu’aucun être humain ne devrait rester dans ces conditions, et que c’est normal de fuir. Le film vous met vraiment à notre place à Hamza et moi, au cœur de ce que nous avons vécu, face aux choix que nous avons faits, et ils comprennent pourquoi parfois on ne peut que fuir.
Sama et sa sœur sont trop jeunes pour voir le film, évidemment. Mais avez-vous déjà imaginé le moment où vous leur montrerez le film ?
Waad Al-Khateab : Nous l’avons montré à Naya, l’une des filles de nos amis qu'on voit dans le film. Elle l'a vu, car elle a eu, à juste titre, beaucoup de mal avec tout ça. Elle sait que nous avons dû fuir Alep, elle a connu la réalité des bombardements, et elle a beaucoup de questions. Le film s’est avéré être la meilleure réponse pour l’aider à appréhender et comprendre. Au départ j’avais vraiment peur de lui montrer, mais sa mère m’a convaincue en me disant que Naya en avait besoin pour répondre aux milliers de questions auxquelles ses parents ne savaient pas comment répondre… Elle a donc vu le film, du début à la fin, avec beaucoup d’attention et d’émotion. Dès lors, je me projette sur mes propres filles. Elles sont plus jeunes, et ne se souviennent pas de ce qui est arrivé ou ne peuvent verbaliser leurs souvenirs. Mais quand elles commenceront à poser des questions, je leur montrerai certaines séquences du film. Et puis avec le temps, elles le découvriront par elles-mêmes : avec Youtube, elles auront un accès simple à ces images et à d’autres. Et un jour, elles me diront "Maman, j’ai vu le film". Difficile pour moi d’imaginer plus loin que cela.
Je n'ai pas pour habitude de tweeter à propos des films que je vois en festivals. Mais je fais une exception avec For Sama. C'est l'expérience la plus bouleversante que j'ai vécu dans un cinéma. J'ai pleuré un long moment et j'ai ressenti une telle colère que mon visage était brûlé
Un des rares récits sur la guerre d'un point de vue entièrement féminin. For Sama de Waad Al-Khateab, sur la manière dont elle a élevé sa fille durant le siège d'Alep, est trop émouvant pour des mots
Il y aura un film sur toutes les lèvres au Festival de Cannes. For Sama va changer ceux qui le voient. Ca m'a changé.
Je viens de voir le puissant documentaire For Sama, lettre d'une mère syrienne à sa petite fille sur la façon dont ses parents se sont rencontrés, ce pour quoi ils se sont battus et comment cela a eu un impact sur leur vie au coeur de la ville d'Alep, déchirée par la guerre. Un témoignage ahurissant, à ne pas manquer.