AlloCiné : Sibyl est en compétition à Cannes. Qu'est-ce que cette sélection représente pour vous ?
Justine Triet, scénariste et réalisatrice : On ne peut pas rêver mieux. Forcément il y a une espèce d’excitation, de plaisir incroyable de savoir que son film va être vu par autant de gens. Après, il y a aussi une zone de stress énorme. On sait que c’est une position géniale, mais on peut aussi de temps en temps se faire démolir, du coup on est dans une espèce d’entre-deux. Mais c’est une très grande joie.
Tous les Cannes que j’ai fait étaient super. La première fois (pour La Bataille de Solférino, à l'Acid, Ndlr.), c’était complètement dingue. J’avais un sourire figé pendant 2 jours et demi. Je n’arrivais pas à faire autre chose que sourire bêtement. Pour Victoria (son 2ème long métrage, présenté à la Semaine de la critique, Ndlr.), c’était complètement féérique et parfait. Chaque fois, c’est très fort, et c’est un endroit très excitant, surtout en ce moment, une période où c’est difficile de sortir des films. On sait que Cannes peut changer un petit peu la vie des films. Et j’en ai assez profité, car, en tout cas jusqu’à maintenant, la presse a été très positive.
Cannes est un endroit très excitant, surtout en ce moment, une période où c’est difficile de sortir des films
Et vous êtes parmi les 4 femmes à être en compétition...
Justine Triet : C’est un sujet qui est extrêmement d’actualité. D’être parmi les 3 réalisatrices françaises, c’est déjà complèment irréel. Je suis très fière, très contente. J’espère qu’il y aura encore plus de femmes dans les années qui viennent.
Virginie Efira, actrice : La représentation des femmes en sélection, on sait que c’est extrêmement important. L’idée du modèle est primordiale dans une construction. Mais les choses sont en mouvement quand même. Ce qui me plait particulièrement dans le film de Justine, c’est sa maitrise justement, sa grande audace qui fait que le film, quelque part, n’est même plus féminin dans sa problématique propre, dans son fond, dans sa forme. Elle dépasse ça.
Avez-vous imaginé Sibyl comme une continuité de Victoria, votre précédent film avec Virginie Efira ?
Justine Triet : Le film est vraiment très différent. Ce n’est pas du tout une suite. C’est vrai que le fait de retravailler avec Virginie Efira, forcément on pense à comment on va travailler différemment. Ce qui nous donne envie de filmer cette personne différemment... A part le fait que ce soit deux prénoms, Victoria, Sibyl, c’est très différent. Je pense que la forme est beaucoup plus libre. C’est un film beaucoup plus destructuré : il est vraiment construit comme une forme de puzzle, un kaléïdoscope.
Les scènes se cognent les unes aux autres et elles se révèlent au fur et à mesure. Elles nous précisent des choses sur ce personnage, qui a l’air au début extrêmement structuré, qui en plus est psy, et au fur et à mesure se fissure, et dévoile des choses de sa vie passé et présente, assez obscure et étrange.
Sibyl n’est pas du tout une suite de Victoria. C’est un film beaucoup plus destructuré
Là où Victoria était plus léger, le film est un peu plus dense. Il y a des moments de comédie, mais c’est vrai que c’est plus sur un fond de mélo. Ca va chercher des choses un peu plus sombres aussi de ce personnage.
Virginie Efira : Que ce soit Sibyl ou Victoria, ce sont des personnges qui -à l’avant- ont une façade sociale tout à fait correcte : le cheveu propre, bien habillée... Un travail, des enfants, inscrite dans l’existence... Alors que derrière c’est un abysse et c’est vertigineux. Après, c’était une autre atmosphère de travail (par rapport à Victoria). Parfois, on faisait plusieurs prises avec plus ou moins de drôlerie. Finalement, dans le film, il y a beaucoup de choses drôles, mais mon personnage n’est pas du tout burlesque. Ce qui était plus le cas dans Victoria.
Virginie Efira : J’ai énormément de reconnaissance vis à vis de Justine. C’est grâce à elle que j’ai eu des rôles vraiment très différents de ce que j’avais avant. C'est assez joyeux. Elle actionne chez moi un désir d’abandon très fort que j’ai pu retrouver chez des metteurs en scène que je connais moins bien ou que je connais mieux maintenant comme Paul Verhoeven...
C’est marrant parce que plus je vieillis, plus les personnages deviennent pervers ! Il faut bien dire ce qui est !
Diriez-vous qu'il y a eu un avant et un après Victoria ?
Virginie Efira : Oui ça a changé les choses dans ce qu’on peut percevoir directement. Peut être qu’avant je recevais moins ou pratiquement pas de personnages aussi complexes, qui pouvaient avoir de la dureté, voire parfois de la cruauté. C’est marrant parce que plus je vieillis, plus les personnages deviennent pervers ! Il faut bien dire ce qui est ! (rires)
Avez-vous écrit ce film avec déjà Virginie Efira en tête ?
Justine Triet : Au début, je ne voulais pas me poser cette question. Je voulais vraiment penser au film, à ce que j’allais raconter. Et c’est vrai que c’est venu très vite. Pour plein de raisons. Je sentais que ça allait vite avec elle. J’allais pouvoir lui en demander plus. C’était un peu une évidence.
Avez-vous changé votre méthode de travail pour ce film ?
Justine Triet : On tourne toujours beaucoup. On a fait plus de prises. J’ai cherché pour pas mal de scènes. Car le rôle que je lui demandais de jouer était beaucoup plus sur le fil, dans le côté plus fragile, plus vulnérable. J’ai tenté de la mettre dans des états un peu plus extrêmes, dans certaines situations de pleurs, d’émotion. C’était aussi un film où il y avait des scènes où il fallait qu’on voit son corps, dans les scènes d’amour. Tout ça a fait qu’on est allé plus loin ensemble. Qu’on se connaisse fait que j’ai osé lui demander des choses que j’aurai pas osé lui demander : plus de prises, plus d’abandon, plus de lâcher prise. Mais ça c’est fait assez simplement. Mais c’est vrai que par moment, c’était assez intense.
Dans une interview réalisée à l'époque de Victoria, vous aviez raconté que Justine vous avait dirigé comme si vous tourniez Top Gun !
Virginie Efira : Oui, j’aimais bien qu’elle ne se bride pas sur des choses qui pouvaient sembler vraiment un peu exagérées. Je me rappelle d’une scène qui était une scène de sexe avec Vincent Lacoste où elle voulait que le bouton saute en ouvrant la chemise. Elle me disait : peut être c’est ridicule. Et je disais : non, fait ! Rien n’est ridicule, à partir du moment où ça passe par toi. Il faut essayer. Et là de nouveau il y a des scènes de sexe dans le film, d'ailleurs elle a ampifié ce regard, creusé cet intime. Elle a pensé ces scènes comme des scènes d’action pratiquement.
Il y a des scènes de sexe dans le film, d'ailleurs Justine Triet a ampifié ce regard, creusé cet intime
Pour faire référence au cinéma des années 90, et ainsi je rejoins Paul Verhoeven, Justine Triet me montrait des scènes de Basic Instinct, - pas celle avec Sharon Stone mais avec Jeanne Tripplehorn, qu’on a regardé beaucoup, scène assez dure, entre Michael Douglas et Jeanne Tripplehorn, assez excitante si je puis me permettre aussi d’ailleurs... Ok super ! (rires) Ce n’est pas que du grand romantisme en tout cas. J’aimais bien qu’elle s’y intéresse de cette manière là. Justine Triet est nourrie de toutes les choses qu’elle regarde. Ce qui est très chouette, c’est l’éclectisme de Justine, qui connaît aussi bien Ozu que Netflix.
Evoquons également Adèle Exarchopoulos qui impressionne dans ce film. Comment votre choix s'est-il porté sur elle ?
Justine Triet : J’ai écrit pour une autre comédienne à la base, qui était plus âgée et qui a refusé le rôle. Après j’ai fait un casting. C’est la seule qui arrivait à la puissance d’incarnation d’une jeune comédienne très fascinante. Je n’arrivais pas à trouver quelqu’un qui ait ça. Elle a fait des essais, elle était incroyable. Elle est complètement différente de Virginie. Elles ne sont pas du tout sur le même terrain. C’était une évidence absolue. Elle pleure 80% du film, et c’est très compliqué de pleurer sans être agaçant.
Elle a ce truc particulier de grâce, d’incarnation très forte. Et en même temps, c’est devenu une femme. Elle a mûri, elle a un truc différent. On a essayé d’accentuer ce côté femme. Je pense qu’elle pourrait être géniale en comédie, chose qu’on lui donne moins. Il y a une vérité qui se dégage d’elle. C’est une actrice très rare. Virginie est plus dans la dissimulation, le masque. Ce sont deux personnages très complémentaires.
La bande-annonce de Sibyl, à l'affiche ce vendredi 24 mai :