La création d’univers partagés est devenue un enjeu commercial important, que ce soit au cinéma, à la télévision ou les deux. Les franchises transmédia existent depuis longtemps (Star Wars, Star Trek, La planète des singes,...) mais depuis le succès conséquent de la politique du Marvel Cinematic Universe (MCU), la pratique est passée d’un côté fan service complétiste au grand public.
Un univers pour les gouverner tous
Le MCU, au-delà des considérations artistiques, est un impressionnant modèle économique au parcours presque sans faute. Et la future plateforme de streaming Disney Plus risque d’asseoir un peu plus la position de leader sur le marché, trouvant ainsi un endroit où compiler tout le catalogue de la maison aux grandes oreilles. La franchise Star Wars, qui vient d’ajouter une série à son pédigrée (The Mandalorian), les films Disney et surtout, toute la pléthorique production Marvel devraient être ainsi disponibles au même endroit. Le paradis des fans. Surtout que la maison des idées n’a pas décidé de lever le pied question adaptations. En plus des films, de nombreuses nouvelles séries sont annoncées : Loki, Scarlet Witch, Le Soldat de l’Hiver et Faucon, dans des petits formats événementiels qui entendent rivaliser de spectacle avec le cinéma. Ajouté aux récentes annulations de Luke Cage et Iron Fist sur Netflix, le futur de Daredevil en attente, on sent un brusque rappel des troupes (au mieux) ou une volonté de priver les concurrents (au pire).
Si globalement, la gestion s’est montrée particulièrement efficace, le lien entre cinéma et télévision a parfois souffert de cafouillage. Il est plus aisé de planifier pléthore de films sur les cinq prochaines années que de synchroniser les agendas. On se souvient de la première saison de Marvel Agents du S.H.I.E.L.D. qui ne pouvait identifier l’Hydra tant que Captain America, le Soldat de L’hiver n’était pas sorti au cinéma. Il aura fallu attendre le 17ème épisode de la première saison (diffusion US le 8 avril 2014, le film étant sorti sur le sol américain le 13 mars) pour entendre le nom de la fameuse organisation et faire avancer une intrigue qui forçait le surplace en attendant le démantèlement du S.H.I.E.L.D. dans le film.
Depuis, si Marvel n’a jamais caché les liens qui unissaient toutes les oeuvres au sein du MCU, Kevin Feige s’est contenté de mentions à l’univers au lieu d’opérer de réels crossovers (sauf chez Netflix, entre elles). Pas facile de gérer les calendriers films et séries, d’autant plus quand certaines sont disponibles par bloc (les Marvel’s Netflix Daredevil, Luke Cage, Jessica Jones, The Punisher et The Defenders) et d’autres s’éparpillent parmi différentes chaînes (Inhumans, Agents du S.H.I.E.L.D. et Agent Carter sur ABC ; Runaways sur Hulu ; Cloak and Dagger sur Freeform).
Diviser pour mal régner
En face, la réponse de DC s’est avérée chaotique. Au cinéma, la Distinguée Concurrence s’est peut-être montrée plus ambitieuse avec des films moins formatés (et donc plus « segmentant ») mais ont souffert d’une gestion confuse et désordonnée. Pour un Kevin Feige, côté Marvel, qui occupe la place de chef d’orchestre (pour le pire et pour le meilleur), le partage des pouvoirs entre Zack Snyder (côté artistique) et Geoff Johns (côté logistique) n’a pas été pertinent. Le choix de séparer les adaptations pour grands écrans et l’univers télévisuel (chaperonné par Greg Berlanti, le producteur aux mille séries) a finalement été contre-productif avec d’un côté des films prioritaires aux succès mitigés et de l’autre des adaptations sérielles qui voleront la vedette (auprès du public) à leurs homologues sur grand écran.
Car chez Warner et DC, non seulement les univers sont indissociables, mais les super-héros ne peuvent pas avoir le don d’ubiquité. Une chasse gardée qui ne se justifie pas mais que la production légitime par la crainte de semer la confusion auprès du grand public. Cela dit, les fans rappelleront que DC est adepte des mondes parallèles (il y en a même 52) et que, régulièrement, une histoire événementielle vient tous les réunir (les célèbres Crisis On Infinite Earth). Le crossover annuel du Arrowverse, qui réunit Arrow, The Flash et Supergirl (Legends of Tomorrow répond absent cette année), s’appelant cette année Elseworlds, rien n’empêchera Warner et DC de rassembler ses franchises en un seul et unique DC Cinematic Universe. Probablement un voeux pieux mais une porte de sortie potentielle. A l’heure où tout se reboot et rien ne se crée, la tentation sera forte.
Un Bellisarioverse ?
Donald P. Bellisario est un vieux routier de la télévision américaine. On lui doit Supercopter, Magnum ou Code Quantum qui ont fait les grandes heures des samedi après-midi (entre autres) pluvieux en France. Il est aussi le producteur de JAG, série un peu tombée dans l’oubli sur des avocats de l’armée chargés des conflits judiciaires internes, mais qui a donné naissance à l’une des franchises les plus lucratives : NCIS. 16 saisons au compteur (pour l’instant, la série étant toujours suivie par plus de dix millions de spectateurs aux Etats-Unis), plus de 360 épisodes, deux spin offs (NCIS Los Angeles et NCIS Nouvelle Orléans), un poids lourd de la série américaine.
NBC a Dick Wolf (les franchises Law and Order et Chicago), CBS a Donald P. Bellisario. Une conception de la télévision un peu à l’ancienne mais qui fonctionne et rapporte gros. Seulement la chaîne de NCIS s’amuse davantage que celle de Chicago Fire-Police-Department-Med-Justice. Au fil des ans, s’est bâti un univers partagé « non officiel ». NCIS LA a eu un crossover avec Scorpion et Hawaii Five-O, qui s’est invité chez MacGyver et qui va rencontrer la nouvelle version de Magnum (c’est prévu), quand il partage déjà un personnage secondaire (Kamekona). Sans principe de continuité ou même de réel impact les unes sur les autres (les crossovers sont davantage récréatifs que particulièrement ambitieux), le Bellisarioverse est une sorte de fil d’Arianne pour CBS que seuls les plus aguerris des séries CBS (et les spectateurs de M6) peuvent s’amuser à comptabiliser.
Le Westphallverse ou le plus grand univers partagé de la télévision
Oubliez la franchise Marvel, ses 28 films et 12 séries, le plus grand univers partagé de la télévision possède plus de 440 séries et s’appelle le Westphallverse. C’est à Dwayne McDuffie, auteur de comics (notamment sur Captain Marvel et Justice League), que l’on doit cette théorie qui prend racine dans St Elsewhere, et particulièrement dans son épisode final.
Les dernières images montrent Donald Westphall (Ed Flanders) qui a semble-t-il quitter la blouse du docteur pour la chemise d’ouvrier, dans son salon, accompagné du (plus si) Dr Daniel Auschlander (Norman Lloyd) et de son fils autiste Tommy (Chad Allen). Le garçon tient un globe à neige, que son père finit par poser sur le téléviseur, emmenant son fils se laver les mains. La caméra s’approche progressivement de l’objet et révèle une reconstitution de l’hôpital, reprenant l’image précédant la séquence, du bâtiment sous la neige (et rappelant le générique de la série).
Diffusée le 25 mai 1988, l’épisode a suscité de nombreuses réactions et fait parti des fins les plus controversées de l’histoire de la télévision américaine (avec Lost et The Sopranos). Car cette conclusion signifie que toute l’histoire s’est passée dans la tête d’un enfant autiste. A partir de cette interprétation, Dwayne McDuffie réalise une suite de conclusions qui vont donner la fameuse théorie du Tommy Westphall Universe. Vertige garanti.
St Elsewhere a eu un crossover avec Cheers, Chicago Hope et Homicide, on peut donc conclure que ces dernières se trouvent également dans l’esprit du garçon. Dans Homicide, figure le détective John Munch, qui s’est promené dans de nombreuses séries et par effet de contamination, fait entrer toutes ces oeuvres dans l’univers créé. Munch est apparu dans The X Files, la franchise Law and Order, The Wire ou dans Arrested Development. Mais si Munch est une création de Tommy, alors toutes ces séries appartiennent au Westphallverse. Et donc si X-Files est une création, Millennium ou les Lone Gunmen font également parti de l’univers et par ricochet toutes les séries qui ont eu un crossover avec une oeuvre ou une autre.
Ça, c’est pour les rapports directs mais si on ajoute que dans ces séries on trouve la marque fictive de cigarette Morley et que cette marque est présente dans plus de cinquante oeuvres, alors peut-être que celles-ci figurent aussi dans l’esprit du garçon. Grâce au petit jeu des correspondances, c’est 441 séries qui entrent dans le Westphallverse (compteur arrêté en août 2016), dont 24, Breaking Bad, Friends, American Horror Story, etc…. Evidemment, tout cela reste théorique et des réactions se sont faites entendre, contestant les principes déductifs de Dwayne McDuffie ou du moins, cherchant une lecture plus pragmatique qui pose les limites de la théorie. Tom Fontana de son côté (producteur sur St Elsewhere et Homicide) ne cache pas son envie personnel d’imaginer que toute l’histoire sérielle se trouve dans la tête d’un jeune garçon autiste.