AlloCiné : Le héros de votre film, Lazzaro, est un personnage vraiment étonnant, d'une douceur incroyable, avec un regard complètement lunaire et innocent, comment avez-vous trouvé ce jeune comédien, Adriano Tardiolo ?
Alice Rohrwacher : C'était sûrement la chose la plus dure à faire, trouver le bon interprète pour Lazzaro. Il fallait faire comprendre la complexité d'un personnage qui a l'air d'être un simple d'esprit. Il n'est pas complexe psychologiquement mais par sa manière d'être avec le monde. Est-il stupide ou est-ce un saint ? Est-ce un ange ou un idiot ?
C'était compliqué de trouver le bon mélange entre humour et tragédie qui émane du personnage. Il incarne pour moi la désespérance de l'être humain qui a perdu son innocence. Pour trouver le bon comédien, on organisé de grands castings. Mais on s'est vite rendu compte qu'un personnage comme Lazzaro n'aurait jamais participé à un casting.
On s'est donc mis à chercher notre Lazzaro dans les écoles, dans les rues, on arrêtait les gens… Finalement, on a rencontré Adriano dans une école. Il était parfait, pour moi, c'était lui mon Lazzaro. On discutait alors de la possibilité de faire le film et il nous regardait comme si on était des extra-terrestres. Il ne voulait pas le faire, il n'arrêtait de nous dire, «non merci».
Nous étions très tristes qu'il refuse, nous voulions vraiment le convaincre. Lui nous disait « mais si voulez je connais un ami qui serait bien, si vous voulez je vous donne l'adresse. » Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi on l'avait choisi lui. C'est quelqu'un qui déteste se mettre en avant, au centre de l'attention. Avec le temps, on a réussi à le convaincre de faire une période de répétitions. En faisant ça, il a compris que le but n'était justement pas de le mettre au centre des attentions mais de faire un film sur les êtres humains. Il a donc accepté de jouer dans le film.
Le film décrit l'exode de paysans pauvres qui migrent en ville pour finalement être encore plus pauvres… c'est aussi ce changement de monde que vous aviez envie de raconter ?
Je voulais surtout raconter une migration intérieure, celle qui se fait en peu de kilomètres mais qui peut être aussi douloureuse. Il ne faut pas forcément traverser de grands espaces pour être un migrant. Dans le film, les personnages ont vécu une grande tromperie et cherchent à se libérer.
Selon moi, c'est mieux d'avoir des dialogues très précis et ne pas improviser.
«La grande tromperie», c'est ce fait réel qui vous a inspiré l'histoire du film ?
Absolument. C'est l'histoire d'une marquise qui ne révèle pas à ses paysans que le métayage a été aboli. Ce fait divers a marqué l'Italie et je suis parti d'un article dans la presse pour écrire mon histoire et en faire une sorte de conte.
Adriano Tardiolo n'a pas eu de difficultés particulières sur le plateau en tant qu'acteur débutant ? Ça peut être effrayant de se retrouver avec de longs dialogues et devoir porter le film sur ses épaules...
Le texte est justement comme une protection. Selon moi, c'est mieux d'avoir des dialogues très précis et ne pas improviser. L'acteur peut ainsi faire son propre parcours avec ce texte et faire un grand voyage en l'interprétant.
Ce qui frappe, c'est aussi le format du film, ce grain particulier... pourquoi ce choix de tourner en Super 16 ?
Avec Hélène Louvart, la directrice de la photo, nous avons toujours travaillé en Super 16. Nous ne voyons de raisons de quitter ce si beau support qu'est la pellicule. Cela ne nous coûte même pas plus cher que si nous tournions en numérique. Pour nous, c'est travailler avec un matériel vivant. Sur l'écran, ça donne l'impression de voir des choses qui viennent d'un autre monde. La seule différence, c'est que nous avons cette fois retiré les bandes noires en haut et en bas de l'écran.
Quand on a vu les premières images de Lazzaro, il était si ouvert, qu'on s'est dit que ça gâcherait cet effet s'il y avait les bandes noires. En Italie, on appelle ça «le masque»… et Heureux comme Lazzaro raconte l'histoire d'un homme sans masque.
Une grande mélancolie se dégage du film, est-ce que cela reflète votre personnalité ?
Je ne suis pas du tout de nature nostalgique. Comme disait Gramsci [philosophe, écrivain et théoricien politique italien. Membre fondateur du Parti communiste italien], "je suis pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste par la volonté." C'est cette contradiction entre être pessimiste dans sa tête mais optimiste dans son coeur qui crée cette mélancolie.
J'imagine qu'on vous parle souvent de vos influences, de Pasolini à Fellini par exemple ; est-ce que vous assumez cela ou ça vous agace ?
Non, ça ne m'agace pas du tout, c'est un honneur ; si on me dit qu'il y a du Pasolini ou du Fellini dans mes films c'est comme me dire que je ressemble à La Vierge de Botticelli (rires)… j'en suis très contente ! Mais je ne cherche pas à ressembler à ces grands artistes.
En Italie on glorifie LA femme mais on ne laisse pas de places AUX femmes.
Il y a un très belle scène dans une Église dans le film ; vous posez même la question de savoir si Lazzaro est un saint ou un ange… Quelle place a la spiritualité dans votre vie ?
Je crois très profondément aux êtres humains. Mais je crois aussi qu'il y a un autre niveau que l'expérience humaine. Je ne fais toutefois partie d'aucune organisation religieuse. Dans le film, la religion est en quelque sorte complice de la Marquise, elle se sert de ça pour garder les gens dans l'ignorance. C'est une culture qu'elle utilise pour les garder soumis. Lazzaro est en effet comme un saint mais il n'a pas sa place dans la religion en soi.
Cannes 2018 – Heureux Comme Lazzaro est "un film splendide et intemporel" selon Sergi LopezQuel est votre regard sur le cinéma italien actuel ?
Il y a une vitalité assez forte je trouve. Dommage que les spectateurs italiens boudent le cinéma. C'est dramatique.
Il y a aussi très peu de réalisatrices…
Je pense qu'il faudrait vraiment poser cette question aux hommes qui gravitent dans le monde du cinéma… Il faudrait surtout la poser à la base et pas à la fin. C'est-à-dire qu'il faudrait en parler aux personnes qui font la sélection pour les écoles, aux gens qui accordent des subventions pour des projets… C'est peut-être dû à l'éducation façon Prima donna… en Italie on glorifie LA femme mais on ne laisse pas de places AUX femmes.
Gomorra, Suburra... les séries italiennes cartonnent. Ça vous tente la TV ?
Je suis encore trop séduite par la magie du cinéma. Je suis peut-être naïve mais ça donne la possibilité aux gens de sortir de chez eux, de se retrouver dans l'obscurité avec des inconnus… C'est ça qui me plaît. Je sais bien qu'il y aura sûrement peu de gens qui iront voir mes films au cinéma et qu'ils seront surtout vu à la maison.
Mais j'aime lutter pour le cinéma. Toutefois, je trouve ironique que ce soit les réalisateurs qui se battent pour la survie du cinéma alors que c'est au public de lutter pour ça. C'est une si belle expérience, c'est vraiment dommage de s'en priver.
Il faut lutter pour protéger la salle de cinéma.
Voyez-vous vous d'un mauvais œil le fait que Netflix s'empare de cinéastes comme Alfonso Cuaron avec Roma ou Martin Scorsese avec The Irishman ?
Aux USA c'est très différent. Par exemple, Netflix a acheté Heureux comme Lazzaro pour l'Amérique. Au moins, les gens le verront, c'est ce que je me dis. Je ne suis pas contre dans le sens où cela peut être bénéfique pour un film ; cela permet de créer d'autres voies de diffusion pour les œuvres. Il faut absolument faire vivre le film, c'est le plus important au final. Mais je dois dire que je ne connais très bien le contexte américain. Mais ce qui est sûr, c'est que le monde est en train de changer.
Concernant Cuaron, cela a été aussi très instrumentalisé. Les gens sont toujours à l'affût du moindre scandale. Je pense qu'il faut lutter pour que le film puisse atteindre les salles. Mais cela ne veut pas dire qu'ils ne doivent pas être diffusés sur d'autres médiums. Mais il faut lutter pour protéger la salle de cinéma.