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    La Saveur des Ramen : "La vie est trop courte pour qu’on la vive dans l’adversité"

    Le réalisateur Eric Khoo, 53 ans, était de passage à Paris pour présenter son film "La Saveur des Ramen ». La gastronomie y réconcilie les cultures singapourienne et japonaise, 75 ans après la Seconde Guerre mondiale.

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    AlloCiné : Comment est née cette idée de tourner un film sur le mariage de la gastronomie de Singapour et du Japon ?

    Eric Khoo : J’ai été approché par Yutaka Tashibana, mon producteur japonais, il y a quelques années. Nous venions de fêter un demi siècle d’amitié entre Singapour et le Japon. Il m’a dit : "Montons une coproduction pour célébrer cette amitié". J’ai toujours rêvé de faire un film au Japon, dont je respecte profondément la culture et la gastronomie. J’adore manger et j’aime tout : la gastronomie française, et celle de Singapour tout spécialement ! (Rires) J'ai tout de suite réagi: il fallait que ce soit un film sur ce thème.  J’ai commencé à me demander de quoi nos gastronomies étaient faites et, très vite, je me suis dit qu’il fallait se servir de la base des deux.

    Vous avez donc imaginé un film sur un plat combinant la gastronomie japonaise et la gastronomie singapourienne ?

    Le Ramen, c’est la nourriture de la rue : c’est bon marché, c’est vite fait, ça vous remplit le ventre. A Singapour, le plat du pauvre, c’est le Bak kut teh. Il a été créé au début du XXème siècle par les Teochews qui ont immigré à Singapour. C’étaient des ouvriers durs à la tâche et sans le sou. Pour se nourrir, ils pouvaient se contenter d’os bouillis. Au fil des générations, le Bak kut teh est devenu plus délicat et subtil. Je me suis dit que je pourrais me servir de ces deux plats traditionnels simples et les assembler. La seule inconnue, c’était de savoir si ça serait bon au bout du compte. Un ami à moi tient un restaurant justement spécialisé dans les nouilles pour Ramen. On a essayé quelques variations : avec du jaune d’œuf, du blanc d’œuf, sans œuf... On a testé plusieurs bouillons de Bak kut teh de différentes densités. A force de tâtonner, on a fini par réussir un plat parfait. Car je n’allais pas tourner un film sur un plat hybride s’il n’était pas bon. Toute l’équipe a validé ce plat et nous nous somme mis au boulot, sur des idées de scénarios.

    Quand on regarde l’état du monde aujourd’hui, on voit bien que c’est complexe. L’Etat Islamique, Trump, Kim Jong-un… On ne peut pas faire plus cinglé, comme époque !

    C’est donc un film qui cherche à repartir à zéro et à oublier les différends historiques entre ces deux pays.

    On ne peut pas ignorer que Singapour a été occupée par le Japon, dans le passé, puisqu’il s’agit d'un film sur la rédemption, la réconciliation ou le pardon. Quand on regarde l’état du monde aujourd’hui, on voit bien que c’est complexe. L’Etat Islamique, Trump, Kim Jong-un… On ne peut pas faire plus cinglé, comme époque ! On voulait réaliser un film aussi simple que possible, parce que la simplicité, c’est essentiel. Un film optimiste. La vie est trop courte pour être vécue dans l’adversité. C’est dingue, mais c’est pourtant vrai : quand on a quitté le Japon et notre équipe japonaise pour venir tourner le reste du film à Singapour, une partie de nos collaborateurs ont payé de leur poche leur billet d’avion pour nous suivre et finir le film ! Je leur disais d’aller faire un tour, de visiter le pays, mais non. Ils voulaient rester avec nous, car nous avions créé le lien que nous cherchions à filmer dans La Saveur des Ramen. On est potes, maintenant, Takumi Saitoh, les producteurs japonais et moi !

    Ce tournage fut un moment suspendu de fraternité dans un monde qui se dérègle, en quelque sorte…

    Exactement. C’est réconfortant, surtout avec Internet où l’information circule à une vitesse vertigineuse. Internet nous a apporté beaucoup de bonnes choses, mais aussi de très mauvaises manies. Ça vous plombe de négativité en permanence. C’est terrifiant. Souvent, on en arrive à ce qu’une poignée de quidams squattent un sujet et lancent des chasses aux sorcières.

    Ce nouveau film est presque un retour aux sources, pour vous : on pense à votre premier film, Mee pok man (1995), qui avait pour décor un restaurant de nouilles !

    Oui ! La nourriture et l’amour sont deux thèmes récurrents, dans mes films. Ça me vient de ma mère, qui cuisinait formidablement bien. Il y avait aussi une vieille dame, Lia Quan, qui s’occupait de moi quand j’étais petit et me faisait de bons petits plats. Je lui rends hommage dans ce film. Et ma mère était une grande cinéphile, fan des films d’horreur! Elle m’emmenait avec ma sœur à la séance de 16h pour voir L’Exorciste, ou Le Monstre est vivant de Larry Cohen. Ma jeunesse, c’était ça : de la bonne bouffe et des films d’horreur. A la cinquantaine, je reviens vers ce qui m’a bercé. Ma mère aimait aussi les James Bond, les westerns spaghetti, les films de Bruce Lee… Un jour, elle m’a emmené voir un film qui m’a fait comprendre que le cinéma, ce n’était pas que les monstres, les dinosaures et les vampires. C’était aussi Taxi Driver. Je n’ai pas de mot pour vous dire à quel point ça m’a chamboulé… Ma mère voulait que je devienne réalisateur. Elle est morte sans avoir vu mes longs métrages. Je n’avais fait que des courts, à cette époque. Elle n’a même pas vu Mee pok man. J’espère que son esprit était là, hier soir, à l’avant-première de La Saveur des Ramen et qu’elle s’est dit : "Bien joué, fiston !" (Rires) Mais cuisiner et faire un film, c’est la même chose. Il faut les bons ingrédients et les assembler dans l’ordre en se demandant à quoi on veut aboutir. La consistance, la forme, le ton…

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    À propos de films d’horreur, vous venez d’achever une série, Folklore. Vous en êtes le créateur?

    Oui, et j’ai réuni de grands réalisateurs asiatiques. En Asie, on croit tous au monde des esprits. Si vous parlez à un Thaïlandais, demandez-lui s’il s’intéresse plutôt à la magie noire ou à la magie blanche ! J’ai donc engagé le réalisateur thaïlandais Pen-Ek Ratanaruang, ou le comédien japonais Takumi Saitoh, qui a aussi réalisé un film qui s’appelle Blank 13. Je lui ai demandé s’il aimait le cinéma d’horreur et il se trouve qu’il adore ça ! Ça démarre le 7 octobre 2018, pour six épisodes. On a montré les deux premiers à Toronto, les deux suivants au Festival du Film Fantastique d’Austin au Texas et les deux derniers, dont un que j’ai réalisé, seront à Sitges, le plus grand festival de films d’horreur. Ça me ramène à mes premières amours cinématographiques.

    La question des rapports entre le Japon et Singapour est effectivement centrale dans votre film. En France, nous savons peu de choses sur le sujet.

    Mon propre producteur français, Eric le Bot, ne savait pas que Singapour avait été occupée par les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale ! Il y a toute une génération à Singapour de gens qui ont vécu cette période et, dans les années 1980, beaucoup refusaient encore d’acheter une télévision Sony, par exemple. On ne peut pas ignorer tout ça. L’an passé, à Singapour, on a ouvert la Syonan Gallery [Singapour a été renommé Syonan pendant l’occupation japonaise, ndlr]. Ça a fait un scandale, la vieille génération a exigé qu’on la rebaptise simplement le Musée de la Guerre. Cette rancœur est toujours vive. Ça passera avec le temps.

    Comment ont réagi vos comédiens japonais ?

    Mon acteur principal, Takumi Saitoh, connaissait peu la question. Dans une scène du film, on le voit visiter cette galerie. Il est venu plus tôt ce jour-là pour voir l’exposition. Quand je suis arrivé, il était tout pâle, il est venu me serrer la main en me disant : "Je suis tellement désolé. Je ne savais pas." Ça l’a poursuivi toute la journée. Il m’a dit qu’il fallait absolument que les jeunes Japonais soient informés. Chez eux, ça tient en deux lignes dans certains manuels scolaires. Le Japon a occupé Singapour, et puis c’est tout. À part ça, Singapour c’est une destination touristique sympa… Mais ils ne peuvent pas continuer à ignorer notre passé commun. Les atrocités… On parle de 60 000 Singapouriens massacrés. Ils étaient décapités et leurs têtes exposées dans les rues, jusqu’à ce qu’elles pourrissent. Pas étonnant que le ressentiment soit toujours vif chez les personnes âgées. C’est encore pire en Corée, car le pays a été opprimé pendant plus longtemps, encore.

    La Saveur des ramen : une avant-première gourmande à Paris

    Vos films semblent composer un portrait de la société singapourienne d’aujourd’hui, avec My Magic, par exemple. C’est votre intention ?

    Dans My Magic, nous voulions parler de la population tamoule à Singapour. C’est un tout petit pourcentage de la population singapourienne. J’adore le comédien Francis Bosco. C’est un vrai magicien. Je me souviens être allé dans un bar où Francis était là et il crachait du feu. Je n’avais jamais vu personne faire ça. J’ai demandé au patron du bar de me le présenter et nous sommes devenus amis. Je l’ai amené dans un autre bar, The Wagon Wheel, où j’ai mes habitudes et il m’a dit : "Tu sais, Eric, je ne fais pas que cracheur de feu. Je peux aussi manger du verre." J’ai demandé au serveur s’il pouvait manger un verre parce que je ne voulais pas payer la casse. Il m’a répondu que si Francis pouvait vraiment manger le verre, je n’aurais pas à le rembourser. Il s’est mis à bouffer cet énorme verre hyper épais comme si de rien n'était. Accoudés au comptoir, il y avait des colosses britanniques qui n’en revenaient pas ! (Rires) J’ai dit à Francis : "Mon gars, on va faire un film qui va commencer par toi, dans un bar, qui bouffe un verre."

    Filmer la nourriture pour mettre le public en appétit, c’est un vrai défi. Comment l’avez-vous approché ?

    Mon chef opérateur, Brian Gothong Tan, c’est un ventre. Il adore bouffer. Il a deux cerveaux qui fonctionnent en même temps. Il a fait des études en animation. Il sait parfaitement mettre en valeur la nourriture avec sa caméra Red. Il la connaît à la perfection ainsi que certains objectifs avec lesquels il aime travailler. Je n’avais qu’à lui dire ce que je voulais et il me le concrétisait en un rien de temps. Lors des repérages pour la dernière scène de cuisine, il m’a trouvé un endroit sans plafond pour que la lumière naturelle puisse entrer.

    Quand il s’agit de nourriture, tout ce qui compte, c’est célébrer la vie et montrer qu’on est content d’être là.

    Quel accueil pensez-vous recevoir en France, où nous sommes si fiers de notre gastronomie ?

    Je pense que vous accueillerez ce film à bras ouverts. Vous êtes aussi gourmets que les Singapouriens et les Japonais. Quand il s’agit de nourriture, tout ce qui compte, c’est célébrer la vie et montrer qu’on est content d’être là. C’est universel : quand nous avons montré le film pour la première fois à Berlin, une journaliste belge était si contente qu’elle s’est mise à pleurer en entretien avec moi ! Elle m’a dit que ça lui avait rappelé les gâteaux de sa grand-mère. Au bout du compte, tout ça nous ramène à nos souvenirs personnels.

    Selon vous qui  êtes le principal ambassadeur du cinéma de Singapour, comment va l’industrie du cinéma dans votre pays ?

    Bien. Nous sommes un tout petit pays de 5 millions d’habitants, dont 2 millions d’étrangers. Nous ne sommes pas comme les Sud-Coréens qui sont plus de 50 millions. Ma compagnie de production Zhao Wei Films représente des réalisateurs singapouriens que j’aime. Nous travaillons aussi pour la publicité, parce que tout le monde ne peut pas produire un long métrage tous les ans. Nous découvrons des talents comme Boo Junfeng (Apprentice) ou Anthony Chen (Ilo Ilo). Pour un si petit pays, nous avons de grands réalisateurs. Nous avons aussi produit Kirsten Tan, une jeune réalisatrice , qui a tourné un film l’an passé, Pop Aye. Et Siew Hua Yeo, qui a raflé le Léopard d’Or à Locarno cette année avec A Land Imagined. C’est pas mal, pour un si petit pays ! J'ai besoin de travailler avec ces jeunes auteurs pour avoir le sentiment de travailler en famille.

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    Avez-vous de grands projets, seul ou avec eux ?

    J’ai toujours voulu créer un festival de films d’horreur.  En travaillant avec MM2 Entertainment, nous inaugurons cette année le Festival Scream Asia du 19 au 28 octobre 2018. Nous ferons des masterclass avec Yeon Sang-ho, le réalisateur du Dernier train pour Busan et avec l’Indonésien Joko Anwar qui a tourné Satan’s Slave. Nous ferons aussi l’avant-première d’un film qui s’appelle Overlord de Julius Avery sur une idée de J.J. Abrams. Ça va être génial !

    Côté séries ou cinéma ?

    J’ai une autre série sur la bouffe que je vais chapeauter pour HBO Asie. Et puis je prépare mon prochain long métrage qui se passera au Japon. Je n’ai pas encore de titre, mais ça parlera de l’au-delà.  Ce sera un film spirituel.

    Encore le Japon ? Pourquoi ?

    J’adore les mangaset les animés. J’ai grandi à Singapour dans les années 1980, et on n’écoutait pas de K-Pop comme aujourd’hui. C’était plutôt la J-Pop, pour nous ! Seiko Matsuda, qui joue dans mon film, est la Madonna du Japon. Ado, je collectionnais ses vinyles. Je les ai toujours ! Quand elle est venue à Singapour, je les lui ai tous fait signer ! (Rires) En France aussi, on aime l’animation japonaise. Chez nous, c’est pareil. Quand j’étais petit, près de chez moi, il y avait un gros magasin qui s’appelait "Yaohan". C’est là que j’ai mangé de la nourriture japonaise pour la première fois et ça m’a obsédé jusqu’à ce que j'aille au Japon pour la première fois. C’est un vol de six heures. Je suis tombé amoureux du pays et j’y vais chaque année depuis. Alors que je ne parle même pas le japonais ! Je peux passer commande au restaurant, mais c’est tout.

    Et l’animation, à laquelle vous vous êtes essayé avec votre film Tatsumi, comptez-vous poursuivre dans cette voie ?

    Non. C’était juste par admiration pour Yoshihiro Tatsumi. Et je ne pense pas qu’un autre artiste saura m’inspirer autant que lui. Je dessine toujours ! Je ferai peut-être une bande dessinée, un jour.

    La bande annonce de La Saveur des Ramen

     

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