AlloCiné : Comment avez-vous rencontré Issei Sagawa ? A-t-il été difficile de le convaincre d'être filmé ?
Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, réalisateurs : Une commande pour faire une œuvre au Japon sur le désastre de Fukushima nous a amenés à faire la rencontre du réalisateur de Pinku Eiga (un genre de film de sexploitation), Sato Hisayasu. Nous avons réalisé que l’un de ses acteurs - et ami - n’était autre que le cannibale japonais qui avait hanté l’enfance de Verena. En 1981, lors de son crime, elle avait 10 ans, et avait été traumatisée, comme des millions de français, par des photos horribles et grotesques des morceaux de sa victime publiées dans la presse. Sato nous l’a présenté lors d’un diner, autour d’une orgie de sushis quasi intégralement avalés par Sagawa. Il nous a tout de suite fait confiance et semblait, au crépuscule de sa vie, soulagé de pouvoir être considéré et représenté possiblement différemment que cette affreuse caricature qu’il n’a cessé de jouer devant les caméras.
Comment s'est passé le tournage ? Combien de temps avez-vous passé sur place ? En quoi ce tournage a-t-il été éprouvant personnellement ?
Nous avons passé plusieurs mois au Japon, mais le plus gros a été tourné durant trois semaines consécutives. Nous étions chez lui tous les jours, du lever au coucher. Sa maison est un petit préfabriqué bordélique et malodorant. Les murs sont tapissés de posters de jeunes femmes nues, de Blanche-Neige et Bambi, de Cendrillon, de reproductions de Renoir, de livres de Kawabata ou de Shakespeare, le reste n’étant qu’un monticule de bibelots poussiéreux, de statues de vierge Marie et de peluches. Nous avons filmé à deux cameras dans cet espace très exigu, sans presque pouvoir bouger et souvent sans rien comprendre puisque nous ne parlons pas japonais. La plupart des dialogues, nous ne les avons compris qu’au montage avec un traducteur japonais.
Le tournage était éprouvant parce qu’Issei Sagawa nous devenait, jour après jour, de plus en plus sympathique, ce qui était un sentiment peu avouable ; mais aussi et en même temps nous étions de plus en plus horrifiés par sa froideur et son manque de remords, par la relation perverse des frères, par son désir lubrique et toujours dévorant pour les jeunes femmes, son insatiable appétit nous rebutait, et son intelligence nous fascinait. Un mélange de sentiment contradictoires et inconfortables qui nous laissait toujours presque malades en quittant son appartement. On avait d’ailleurs pris l’habitude de s’arrêter dans la première station-service pour nous laver les mains et le visage en sortant de chez lui.
Caniba s'intéresse également à ce frère, justement. Est-ce que montrer la relation entre eux était quelque chose qui était prévu depuis le début ?
Non. Nous ne connaissions même pas l’existence de son frère. Nous l’avons découvert à notre arrivée chez lui le premier jour. Il était au départ très discret, toujours dans l’ombre de Issei, et de jour en jour, il a grignoté du terrain pour finir par essayer de lui voler la vedette. Leur relation s’est transformée devant nos yeux. Ils ont profité de notre présence pour se révéler des secrets. Mais rien n’était prévu. Le frère Jun nous a invité un jour chez lui, dans le même bungalow qu’il habite 10 mètres plus loin, et a dévoilé sa pathologie devant notre camera. Nous filmions sans comprendre ni savoir ce qui se passerait, ni jusqu’où il irait. Au final, le film est autant un portrait shakespearien des ambivalences et des rivalités de l’amour fraternel qu’un film sur un cannibale.
A aucun moment on ne peut qualifier Caniba de sensationnaliste. Si l'on connait bien sa personnalité, on comprend que vous n'avez d'ailleurs pas voulu en évoquer certains aspects de ce personnage. Vous étiez-vous posé des limites. Y avait-il des choses que vous ne vouliez absolument pas montrer ?
On se s’impose jamais de limites, même pas morale. On travaille toujours sans idées précises, sans a priori, sans script. C’est le film qui doit porter la trace de la rencontre qui a lieu, et c’est au montage que les discussions entre nous se déclenchent. Du point de vue anthropologique et philosophique, le sujet du cannibalisme est fascinant, mais bien trop abject et tabou pour la plupart des gens. Pourtant, tout le monde adore être titillés et horrifiés par les cannibales et les vampires, mais seulement dans la fiction, c’est pourquoi le réalisme de notre film est profondément perturbant. Le plus difficile pour nous était de trouver un moyen de nous attaquer et à l'abjection de Sagawa, et à son humanité sans moraliser grossièrement ou de façon excessive, et aussi trouver un biais pour activer l'imagination du spectateur, quitte à ce que ce soit dérangeant.
Quelle a été votre approche artistique ? Votre approche semble à mi-chemin entre l'art et l'anthropologie, où vous situez-vous ?
On ne se range pas forcement dans une catégorie. C’est vrai que nous avons tous les deux une formation d’anthropologues qui doit nécessairement donner un pli à notre imagination tout comme à notre appréhension du monde, mais cela ne nous fige pas pour autant dans un genre ou une esthétique particulière.
Caniba reste-t-il interdit aux moins de 18 ans malgré l'appel lancé par sa productrice et distributrice ? Que pensez-vous de cette interdiction ?
Caniba demeure interdit aux moins de 18 ans, ce qui complique la programmation du film dans certaines salles, mais cela pose également deux autres problèmes/questions. Le premier c’est que cela crée une certaine attente : celle d’un film très gore. Et cette attente sera déçue. Cette interdiction connote par ailleurs le film de quelque chose de sale, qu’il faut réprouver et donc beaucoup de gens n’iront pas le voir. Elle pose donc un interdit. Surtout, et c’est le second problème, cela confirme qu’une nouvelle forme de censure est en train de s’installer tranquillement et de s’emparer des esprits avec un argument spécieux et affreusement hypocrite - protéger les enfants - sachant que les adolescents entre 16 et 18 ans ne vont pas voir ce type de films et qu’ils sont soumis à des images beaucoup plus violentes.
Finalement cette commission de classification nous dit qu’il y a des films moraux et des films immoraux et que ces derniers ont moins le droit de cité, voire doivent être interdits. L’art n’a pourtant pas pour vocation à être moral. La censure est vraiment de retour, tout comme des formes de fascisme, de sexisme, de racisme, de violence, mais de moins en moins complexés. Chaque fois que vous mordillez quelqu'un par amour ou appréciez un cunnilingus ou simplement sucez le sexe de quelqu'un d'autre et que vous ingérez son sperme, mangez le corps et buvez le sang du Christ, ou que vous avez une transplantation du cœur, des poumons, d’un foie ou d’un rein, vous êtes au minimum un para-cannibal. Il est beaucoup plus facile de réprimer nos prédilections cannibales que de les reconnaître.
La bande-annonce de Caniba, au cinéma ce mercredi 22 août :