AlloCiné : Vous avez diffusé votre film devant Jean-Claude Mézières et Pierre Christin, les deux auteurs de la bande-dessinée. Dans quel état d’esprit étiez-vous ?
Luc Besson : Ils ont pratiquement 80 ans, maintenant. La salle fait 450 places et je les ai mis tous les deux au milieu. Ils ont vu le film tout seuls. C’était très émouvant de les regarder, même de dos. Au moment où ça a commencé, je me suis dit : "Ils ne vont rien comprendre". C’est forcément compliqué pour eux parce qu’il y a des parties qui existent dans certaines BD, quelques personnages mais d’autres pas, donc le temps qu’ils reconstituent le puzzle… C’est exactement ce qui s’est passé. Ils sont sortis, des larmes dans les yeux. La première chose que m’a dite Christin, c’est : "Wahou, quelle claque !". Mais après, ils m’ont avoué : "On n’a rien vu !" (Rires) Je ne suis pas si surpris. Un spectateur neutre, qui ne connaît rien, prend les choses dans l’ordre. Pareil avec les acteurs. Dane DeHaan et Cara Delevingne, qui ont passé six mois devant des fonds bleus, quand ils ont vu le film, n’ont rien compris. Ils étaient à la fois fascinés et heureux. Mais pour ceux qui sont près d’un film, surtout celui-là, il faut deux, trois visions avant de percevoir comment ça fonctionne.
Votre film s’inspire plus particulièrement d’un volume de la BD. Souvent, on a besoin d’injecter des éléments venus d’autres albums pour étoffer l’intrigue. Ça a-t-il été le cas pour Valérian ?
Non, parce qu’il y a une histoire à raconter, dont la base se situe dans "L’Ambassadeur des ombres". Ça me fait un début de trame. Après, vient le moment où il faut oublier la BD au profit de son histoire, qui va se dérouler en deux heures alors que la BD se lit en vingt minutes. Forcément, il faudra sortir des cases. Donc, on reprend cette première mouture et la bande-dessinée pour voir si des éléments à l’intérieur peuvent aider à raconter l’histoire. C’est un aller-retour permanent, la BD et le film se nourrissent l’un l’autre. Ce qui est très intéressant, c’est que Christin et Mézières sont les premiers à m’avoir pleinement libéré. Je me souviens de Christin me disant : "Ne t’inquiète pas pour nous, sors des cases, sors des bulles, surprends-nous !"
Christin et Mézières sont les premiers à m’avoir pleinement libéré.
Pouvez-vous encore distinguer ce qui vient de vous de ce qui vient d’eux ?
Beaucoup vient d’eux. Une vingtaine de créatifs, de dessinateurs, ont travaillé pendant quatre ans. Ils ont amené beaucoup de choses. Je pense surtout leur avoir permis de jouer au ping-pong tout le temps. Un créatif venait avec une idée et j’essayais de rebondir dessus en disant par exemple : "C’est bien mais peut-être un peu sombre." Les Pearls, au début, on a mis très longtemps avant qu’on leur trouve leur allure finale. On est partis d’un Pearl qui existe dans la bande-dessinée, mais tout a évolué, la couleur, la taille, la fonction… et un jour, on dit : "Voilà, c’est ça. Là, c’est bon." C’est un processus collaboratif.
Lauréline aurait-elle servi de matrice à toutes vos héroïnes féminines ?
Tout à fait. C’est vraiment la première héroïne que je découvre, quand j’ai 10 ans, et qui me fascine. C’est un agent spatio-temporel qui voyage dans l’espace avec sa combinaison, elle conduit un vaisseau et met des baffes à des aliens. Donc oui : c’est la mère de Leeloo, de Nikita, de Lucy. C’est la mère de beaucoup de mes héroïnes.
Dans ces films de science-fiction, comment filmer toutes ces inventions spectaculaires comme quelque chose de banal et anodin ?
Il faut rester collé au récit. Si on commence à se faire plaisir ou à se laisser bercer par la beauté ou l’imagination, on est mort. Il faut avoir de la rigueur et se dire que c’est peut-être beau, mais ce n’est pas ce qu’on raconte. Essayer d’en mettre au maximum sans que ça se voie, pour que ce soit beau et intéressant quand même, sans devenir le sujet principal. Les aliens, quand ils viennent, ont une fonction, disent ce qu’ils ont à dire et s’en vont. On n’insiste pas sur l’alien avec des gros plans sur son pied, sa main, son arme… On reste concentré sur son histoire.
J’ai toujours gardé de bonnes relations avec le petit Luc.
Qu’auriez-vous dit, à 10 ans, en voyant Valerian et la Cité des Mille Planètes ?
Je ne me sens plus du tout enfant. Avec deux mille personnes à diriger pendant cinq ans et cinq enfants à la maison, je vous assure qu’on se sent adulte. Mais j’ai toujours gardé de bonnes relations avec le petit Luc. D’abord, je l’aime. Je trouve que c’est un bon petit gars, gentil, ouvert, avec beaucoup d’imagination ! J’ai un peu fait le film pour lui. Mais pour lui ! Dans ma tête, ça, c’est assez clair. Le poète Wordsworth, dans "Rainbow", a dit "l’enfant est le père de l’homme". C’est-à-dire que tout ce que l’homme sait, c’est l’enfant qu’il était qui le lui a appris. Par exemple, nos relations amoureuses d’aujourd’hui sont la traduction de ce qu’on a connu à cinq, six, sept ou huit ans… C’est ça qui nous a fait l’homme qu’on est. Je suis tout à fait d’accord et j’ai beaucoup de respect pour mon père…
Avez-vous déjà une scène préférée dans Valérian ?
C’est encore un peu frais, si vous pouvez revenir dans deux ou trois mois… Par contre, Léon c’est vachement bien, par exemple. (Rires) C’est pas mal, Léon.
Vous avez beaucoup recours au numérique pour ce film. Est-ce que ça vous a permis une certaine générosité ou une envie de camoufler des petits détails dans chaque recoin de l’image ?
900 créatifs d’effets spéciaux ont collaboré à ce film, plus une quinzaine de créateurs, qui ont travaillé pendant quatre ans. J’ai laissé de la place à beaucoup d’idées. En parlant des petits trucs cachés, les gens de Weta digital qui ont fait un travail monstrueux sur le film – notamment sur les Pearls – m’ont dit qu’ils avaient caché sept petits trucs. Mais où? À ce jour, j’en ai trouvé cinq. Ils m’ont dit qu’il y avait le taxi du Cinquième élément, mais je ne l’ai toujours pas vu. Je ne sais pas où il est. (Rires) D’ailleurs, je ne vais pas vous révéler ceux que j’ai trouvés, c’est votre spécialité chez vous de faire des émissions pour trouver les détails cachés! Sachez seulement qu’il y en a sept.
J’ai toujours aimé mélanger des professionnels et des non-professionnels.
Vous faites venir quelques copains à vous dans Valérian, notamment certains réalisateurs français, mais aussi des stars de la pop, comme Herbie Hancock ou Rihanna. Pourquoi ce choix d’en faire des acteurs ?
Parce qu’un acteur, ça a des qualités et des défauts. Des tics, de l’expérience, ça sait exactement que cet angle-là est meilleur que l’autre… Rihanna, elle, est capable de prendre un micro et de chanter devant 15 000 personnes. Croyez-moi, une caméra, ce n’est pas un problème pour elle. Dès lors qu’elle vous fait confiance, c’est plus facile de travailler avec des gens comme elle. Herbie Hancock, il fait des concert de deux ou trois mille personnes depuis trente-cinq ans et il a l’oreille, le rythme. Donc dès qu’on est dans des phrases avec des réactions, des tempos, un musicien est à l’aise. C’est comme un grand joueur de foot auquel on ferait jouer à un autre sport. Il a une telle base dans son sport, qui va le servir pour un autre. C’est bien de mélanger. Dès qu’un acteur qui a de l’expérience se retrouve en face de quelqu’un qui en a moins, il retrouve de la fraicheur, de la vérité. J’ai toujours aimé mélanger des professionnels et des non-professionnels. Par exemple, les Pearls qui ne sont que des mannequins d’un mètre quatre-vingt-cinq, des filles assez étranges qui ne sont pas comédiennes, elles ont pris six mois de cours. Au bout des six mois, si elles avaient bien passé toutes les épreuves, elles étaient dans le film. Les mannequins sont déjà un peu préparés, elles passent leur temps dans des avions, prennent la pose pendant trois heures pour un photographe casse-bonbons… Ce sont des gens solides qui peuvent tourner six heures d’affilée.
Jean-Christophe Spadaccini, votre superviseur des effets spéciaux, nous a défini son travail en disant qu’il apportait juste une pièce dans un puzzle dont vous étiez le seul à avoir une vision d’ensemble. Est-ce que c’est une image qui vous plaît et quelle a été la dernière pièce de ce puzzle à poser ?
Sur ce film-là, je confirme : c’est tout à fait ça. (Rires) Il n’y a pas de première ou de dernière pièce, mais une anecdote intéressante. Au début du film, il y a une scène qui fait dix-huit minutes et six-cent plans, la fameuse scène de Big Market. Avec deux monde parallèles : un désert et, au même endroit, un supermarché d’un million de boutiques sur 500 niveaux. L’acteur qui va dans les deux mondes se coince le bras dans l’un des deux. On voit la problématique: il y a le bras dans l’un des mondes, mais pas le reste…. Je fais une réunion avec les 150 techniciens plus les 80 consacrés aux effets spéciaux. Pendant une heure, j’explique la scène. Et je réalise que personne n’a rien compris à ce que j’ai dit. Ils font tous : "Mmh-mmh". J’ai pris les 120 élèves de la Cité du Cinéma, on a occupé le plateau pendant trois semaines avec une petite caméra, on a collé les six cent plans sur le mur et on les a filmés. À la main, avec eux-mêmes qui jouent les personnages… Puis, le chef monteur a assemblé ces dix-huit minutes, mis de la musique provisoire et d’un seul coup, on avait la vraie scène. J’ai donc tenu un nouveau meeting avec toute l’équipe, je leur ai diffusé les dix-huit minutes et là ils ont fait : "Aaaah !". Ça répond à cette idée de puzzle. Heureusement qu’on a ce document, qui d’ailleurs à vingt secondes près est exactement identique à la scène finale et qui est à mourir de rire. Surtout quand on compare les deux. On en mettra peut-être un extrait dans le DVD / Blu ray.
Propos recueillis à Saint-Denis le mardi 4 juillet 2017 par Gauthier Jurgensen
Découvrez la bande annonce de Valérian et la Cité des Mille Planètes