Christin & Mézières, le duo à l’origine de Valérian
AlloCiné : De quelle manière avez-vous rencontré Luc Besson ? Cela date-t- il de votre collaboration sur "Le Cinquième élément" ?
Jean-Claude Mézières : Cela fait environ 25 ans qu’on se connaît. Luc m’a contacté en 1990/1991 pour me dire qu’il préparait un film de science-fiction, qu’il connaissait bien sûr mes bandes dessinées et qu’il voulait que je travaille pour lui. J’ai découvert qu’il était en plus un vrai connaisseur de Valérian et que c’était quelqu’un qui s’intéressait à la fois à la bande dessinée et aux ambiances de science-fiction, ce qui représentait mon cheval de bataille depuis 15/20 ans. Notre collaboration s’est donc très bien passée sur Le Cinquième élément. Je lui ai même passé le taxi volant, la "Limouzingue" dont S’Traks était le chauffeur dans l’album Les Cercles du pouvoir.
Quelle a été votre niveau d’implication vis-à- vis du film "Valérian et la Cité des mille planètes"
Pierre Christin : Passer de la bande dessinée, qui est un art assez microscopique par certains côtés et surtout par les moyens qui sont mis dedans, au cinéma qui est un art gigantesque en particulier pour ce film-là, c’est de toute façon changer de métier, de nature et d’ampleur, et c’est donc forcément quelque chose de très différent. Luc Besson est arrivé avec son scénario -puisque c’est toujours lui qui écrit ses propres scénarios- et il a eu la gentillesse de nous le montrer pour qu’on fasse des remarques. Cela s’est passé à toute vitesse puisqu’on s’est vu un vendredi et il m’a demandé de le lire pour le lundi matin. J’ai donc eu un des week-ends les plus chargés de ma vie. Son scénario était parfaitement élaboré et marchait très bien à partir de ce que nous avions fait. De toute façon, il ne s’agissait pas de reprendre le scénario pour imposer des trucs qui auraient été éventuellement plus proches de la BD.
Que ressentez-vous lorsque vous voyez sur grand écran ces personnages de papier qui vous ont accompagné pendant si longtemps ?
Jean-Claude Mézières : Le mélange pour moi a très bien fonctionné. J’ai retrouvé mes personnages et ça n’a aucune espèce d’importance que la mèche de Valérian soit placée ici ou là dans le film. J’ai trouvé l’esprit de Valérian et Laureline parfaitement en adéquation avec ce qu’on essaie de raconter au fur et à mesure de nos aventures. Il y a aussi ce côté jeune couple joyeux qui se sort de toutes les emmerdes -et Dieu sait qu’il leur en tombe plein sur la figure- avec beaucoup d’aplomb et dans un monde fantastiquement riche, tel que j’essaie de le dessiner en allant chercher mes idées dans le fond de mon encrier.
Pierre Christin : En tant que scénariste, j’aime l’acte d’écrire et, une fois que c’est fait, c’est quelque chose qui me devient assez étranger. Quand ça m’arrive de me relire -ce qui est très rare et, en général, c’est parce que je suis obligé- c’est vraiment comme si quelqu’un d’autre l’avait écrit. Quand je vois un film, je souhaite être surpris, donc à la limite qu’il soit assez différent de ce que j’ai fait. Pour des gens qui ont fait de la BD, quand on arrive face au film de Luc, c’est d’abord un choc visuel énorme : il y a plein de bruits, de sons, de trucs et de machins, plein d’agitation, de personnages et de pyrotechnie… On passe dans un univers totalement nouveau par rapport à celui de la bande dessinée. Au fond, ce que j’ai aimé, c’est tout ce qui n’était pas dans la BD et tout ce à quoi je n’avais pas pensé.
Comment expliquez-vous la longévité de la bande dessinée Valérian et Laureline qui fête ses cinquante ans cette année ? Est-ce pour vous un privilège ou en quelque sorte une prison ?
Jean-Claude Mézières : Personne ne nous a obligés à travailler sur Valérian et si on avait voulu claquer la porte pour n’importe quelle raison, on l’aurait fait. On n’a jamais signé des contrats à vie (rires). Au contraire, chaque nouvel album de Valérian relance les dés car il n’y a pas de règle d’or fixée il y a cinquante ans. On fait ce qu’on a envie de faire et le genre, en lui-même, se renouvelle aussi complètement à la mesure de notre pouvoir de création et d’imagination.
Pierre Christin : Il y a quelque chose de paradoxal : Valérian n’a jamais été tellement à la mode. C’est une BD solide qui a un public très fidèle mais, par rapport à certaines bandes dessinées ou textes des années 70 avec un côté psychédélique et défonce, Valérian était perçu comme quelque chose de correct mais pas forcement d’avant-gardiste. Evidemment ça ne cherchait pas à l’être, mais ça s’inscrivait dans une certaine tradition tout en cherchant, en revanche, à renouveler les sujets et le dessin. Comme ce n’était pas très à la mode, ça ne s’est jamais démodé. Finalement, cela nous a emmenés plus loin qu’on aurait pu le croire avec cette espèce d’apothéose finale grâce au film. Et puis Valérian apparait aujourd’hui comme une espèce de bande dessinée fétiche de science-fiction à la française, ce qu’elle est depuis le début mais en partie souterraine. Et aujourd’hui, elle revient en pleine lumière. C’est un peu curieux dans l’histoire de la BD, mais on trouve ça aussi dans les comics américains. Par bien des côtés, ils étaient oubliés et c’est le cinéma qui les a fait revivre d’une façon encore plus spectaculaire.
Justement à propos de comics, on l’impression que les personnages de Valérian et Laureline apparaissent un peu comme l’antithèse des super-héros américains de l’époque. Ils réfléchissent et sont moins violents, ils doutent et sont même parfois maladroits…
Pierre Christin : Vous avez vu très juste. Jean-Claude et moi avons été de grands amoureux des Etats-Unis, mais c’est avant tout une BD française contre l’esprit des comics américains. Valérian n’a pas de super-pouvoirs et n’a même rien de super. Il est pacifique et modéré et a un ego pas très costaud. De ce point de vue là, il est l’antithèse de beaucoup de héros américains. Et puis il y a aussi un parti pris politique. Dans beaucoup de BD américaines -sauf celles issues de la SF américaine- il y a quand même toujours une espèce de rejet d’autrui, les vilains, les méchants, le Bien, le Mal… Tout cela n’est pas du tout dans l’esprit de Valérian où tout le monde est égal et a des raisons de faire ce qu’il fait. Dans Valérian, on ne sort ni les flingues, ni les super-pouvoirs, on discute pour essayer de résoudre les problèmes. Evidemment, c’est Laureline qui est la plus apte à mener les discussions les plus tordues. Valérian s’est donc posé dès le départ et très consciemment comme une espèce d’antithèse de la culture des comics américains. Une des faiblesses de beaucoup de bandes dessinées est d’être sous-influence américaine. C’est très bien que les américains soient sous influence américaine puisqu’ils sont chez eux (rires), mais pas pour les autres. Je pense notamment aux BD issues d’Amérique latine où théoriquement les gens sont anti-gringos : en fait, la moitié d’entre elles se passent aux Etats-Unis et les héros sont des W.A.S.P. (White Anglo-Saxon Protestant, ndlr) et pas du tout des latinos. C’est justement ce qu’on a essayé de ne pas faire !
Jean-Claude Mézières : De mon côté, je sortais de l’école franco-belge qui est à l’opposé des comics américains. Mes grands dieux étaient Hergé avec Tintin ou encore Franquin, bref un terreau extrêmement varié. Malgré de grandes qualités graphiques, les comics américains représentent toujours des types qui foncent sur le lecteur, avec les épaules ou le poing dans une position particulière. Ce sont tellement des stéréotypes que l’on pourrait faire des tampons de ces images là, sans avoir à s’embêter à les dessiner. Ça m’ennuie ! On l’a fait dans un album, Les Héros de l’Equinoxe, à travers un pastiche de super-héros où j’essaie maladroitement de dessiner des gens en train de se battre. C’est drôle et c’est très bien dans l’esprit de l’album parce qu’on faisait une démonstration a contrario, mais autrement ça ne m’amuse pas du tout de dessiner comme ça.
Pierre Christin : Moi je trouve que tes super-héros sont très réussis. Mais c’est pas de bol que tu travailles avec moi sinon tu aurais trouver un vrai job chez Marvel aux Etats-Unis ! (rires)
Jean-Claude Mézières : Jamais, jamais ! (rires)
Au fil des années, la série des Valérian a inspiré plusieurs auteurs et réalisateurs de science-fiction. Mais il y en a un, en particulier, qui semble avoir emprunté davantage d’idées que les autres : Georges Lucas avec sa saga Star Wars. Comment avez-vous réagi à l’époque ?
Jean-Claude Mézières : Au début, j’étais surpris en me disant que c’était extraordinaire puisque c’était vraiment l’esprit de Valérian. Et ensuite j’ai réalisé qu’outre certaines anecdotes au niveau du scénario, il y avait des détails graphiques qui avaient été repris. Par exemple, lorsque Laureline est en bikini doré, il est évident que je n’ai pas inventé les bikinis dorés. Mais lorsque celle-ci se bat sur le pont d’un navire découvert au-dessus du désert, comme dans Le Retour du Jedi, alors il y a tout de même beaucoup de similitudes. Idem dans notre second album, L’Empire des mille planètes, lorsque les Connaisseurs relèvent leur casque pour montrer leur visage brûlé, ça renvoie à l’épisode où le personnage met son casque pour cacher son visage brûlé. Moi, j’ai fait un petit comparatif et les gens décident ensuite si c’est une rencontre ou un emprunt. Chacun juge comme il veut et basta.
Pierre Christin : Il faut dire que le monde de la science-fiction est un monde d’échange. A la différence du cinéma réaliste ou psychologique, où vous mettez votre caméra dans un trois pièces-cuisine et, boom, vous avez votre film, un long-métrage de science-fiction est autrement plus laborieux puisqu’il faut créer de toutes pièces un monde qui n’existe pas. Donc comme vous ne pouvez pas trouver facilement le trois pièces-cuisine ou son équivalent en science-fiction, vous regardez forcément un peu ce qu’il s’est fait avant, autour et ailleurs. La science-fiction ne s’autocopie pas, mais elle se nourrit d’elle-même. Valérian vient de toute une science-fiction écrite, celle d’Isaac Asimov, Van Vogt et plein d‘autres, qu’on a accumulé dans nos lectures de jeunesse. Il n’y avait pas d’illustrations dans ces romans ou ces nouvelles et c’étaient donc des images que nous avions forgé dans notre esprit. Ces influences diverses font aussi le charme de la science-fiction. C’est comme un grand bâtiment dans lequel il y a plein de chambres avec des corridors qui les relient entre elles. Par exemple, dans telle chambre, il y a un astronef marrant. Des formes d’astronef, il n’y en a pas deux cent cinquante mille. De la même façon que toutes les voitures se ressemblent un minimum avec quatre roues et un capot, même si dans le détail elles sont très différentes. Il y a donc des emprunts à l’intérieur de la science- fiction que tout le monde a pratiqué. Lucas a mis simplement la main un peu loin dans le bénitier.
Jean-Claude Mézières : La cinéma s’auto-plagie et s’auto-parodie également. Par exemple, pour les grandes scènes de baisers. On peut trouver un tas de choses que le cinéma cite à nouveau par plaisir et c’est délicieux en tant que spectateur.
Pensez-vous que le patrimoine français de la bande dessinée de science-fiction qui regorge d’auteurs incroyables (Druillet, Moebius, Bilal…) soit mésestimé ?
Pierre Christin : Comme la bande dessinée, la science-fiction a longtemps fait partie d’une sous- catégorie par rapport à la grande littérature et au cinéma post-nouvelle vague. Ça a toujours été un peu le parent pauvre. Il y a le grand public pour qui la science-fiction est souvent un truc de gamins légèrement attardés ou d’obsédés de trucs où il n’y a que du métal, des moteurs et des fusées. Et puis il y a un public de fans extrêmement fidèles et cultivés qui fait que, comme pour la BD, la science-fiction est un genre qui résiste très bien et tient le coup pendant longtemps, à l’inverse de textes ou de romans ayant un prix littéraire. De combien de prix Goncourt se souvient-on réellement aujourd’hui ? Les grandes séries de science-fiction, elles, ne sont pas aimées par une partie du lectorat, mais elles sont adorées, collectionnées, bichonnées et même attendues par des groupes relativement restreints de lecteurs qui sont des vrais fidèles de ce type de littérature.
Jean-Claude Mézières : Le graphisme représente très souvent le charme, le poids et la force d’une bande dessinée de science-fiction. Par ses délires et ses éclats magnifiques, il peut emmener le lecteur très loin. Mais transposer cela dans un film de deux heures peut poser toutefois des limites terribles, le graphisme de tel dessinateur ne pouvant parfois pas être transformé en images vivantes. En France, il n’y a pas beaucoup de metteurs en scène qui peuvent se lancer dans ce genre d’adaptation.
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