C'est en 1999 qu'Arkane Studios voit le jour à Lyon. Dès sa naissance, l'ambition du studio -qui n'a guère changée depuis- était de créer des jeux à la première personne hautement immersifs. C'est ainsi que Arx Fatalis voit le jour en 2002. Plébiscité par la Critique et le public, le titre est encore aujourd'hui considéré comme une référence en matière de jeu de rôle. Quatre ans plus tard, sous la bannière Ubisoft, sortira un remarquable jeu, Dark Messiah of Might & Magic, qui reprendra d'ailleurs une bonne part du gameplay d'Arx Fatalis.
En 2008, Arkane Studios s'enrichit de l'arrivée d'un brillant talent : Harvey Smith. Si ce nom ne dit évidemment pas grand chose au grand public, il met en revanche des étoiles dans les yeux des amoureux de jeux vidéo. Smith fut notamment Lead Designer d'un titre entré dans la légende des jeux vidéo en vue FPS pour sa réalisation, son immersion et sa narration : Deus Ex, et travailla aussi sur System Shock, l'ancêtre de Bioshock.
En 2012, la brillante direction artistique de Viktor Antonov, qui travaille en outre régulièrement pour le cinéma, épaulé par la direction artistique de Sébastien Mitton ainsi que la vision créative de Harvey Smith, accouche d'un authentique chef-d'oeuvre : Dishonored. Couvert de Prix à travers le monde, ce jeu d'aventure - action est sans conteste un des plus mémorables de ces dix dernières années; ne serait-ce que pour son extraordinaire direction artistique encore une fois, qui portait la narration visuelle à un point d'incandescence rarement atteint.
Après avoir livré un très solide Dishonored 2 en novembre dernier, toujours développé dans les bureaux lyonnais du studio, c’est désormais vers Austin, au Texas, que les regards se tournent. C’est en effet là-bas qu’a été développé le jeu SF Prey, sous la direction de Raphaël Colantonio, qui est aussi le président et fondateur d’Arkane Studios.
Ci-dessous, le Trailer de gameplay du jeu...
Dans Prey, le joueur se réveille au cours de l'année 2032, à bord d’une station spatiale du nom de Talos I, en orbite autour de la lune. Le joueur incarne Morgane Yu, sujet clef d'une expérience mystérieuse qui est censée altérer l'humanité à jamais. Mais la situation échappe à tout contrôle avec une invasion d’aliens. Le But du jeu étant de s’échapper, en utilisant tous les objets et pouvoirs mis à disposition.
A une poignée de semaines de la sortie du jeu, le 5 mai prochain, nous avons ainsi eu l’opportunité de nous entretenir avec Raphaël Colantonio, qui revient notamment sur les expériences passées du studio.
AlloCiné : Qu'est-ce qui a conduit à la création d'Arkane Studios ?
Raphaël Colantonio : A la base, je crois que j'ai toujours été touché par les jeux développés au sein du studio Looking Glass. A ce titre, j'ai été profondément marqué par un jeu comme aucun autre auparavant, qui était Ultima Underworld, en 1992-1993. J'avais 18 ans à l'époque, et je ne savais absolument pas ce que j'allais faire de ma vie. Après un bac scientifique, j'ai eu de la chance puisque je suis rentré chez Electronic Arts comme testeur. Après quoi je suis parti en Angleterre pour travailler sur le développement, parce que c'était ce que je voulais faire. A cette époque-là, il n'y avait pas d'école, on apprenait sur le tas. C'est comme ça que je me suis retrouvé assistant Designer et Producer là-bas. Au bout de 4 ans passé chez EA, c'est un oncle, entrepreneur dans l'âme, qui m'a convaincu de monter ma propre boîte pour faire des jeux vidéo. C'était osé, parce qu'à ce moment-là, le marché des jeux sur PC était en train de s'écrouler. C'est comme cela qu'avec quatre autres amis, on a créé Arkane Studios, à Lyon; tout simplement parce qu'on était originaire de là.
En 2006, c'est la création de la branche d'Arkane à Austin, au Texas. Pourquoi ce choix-là ?
En fait, je suis aussi un très gros fan des créations du studio Origin Systems, derrière les fameuses licences Ultima et Wing Commander. Dès 1988, ils avaient une quinzaine de développeurs travaillant à Austin. Durant la période où j'ai travaillé chez EA, je suis devenu de plus en plus proche de Richard Garriott, une véritable légende dans le monde des jeux vidéo, créateur notamment de la saga des jeux Ultima. Pour moi, c'était comme avoir rencontré Jésus ! Il avait joué à notre premier jeu développé chez Arkane, Arx Fatalis, sorti en 2002, et m'avait envoyé des E-mails pour me dire à quel point il avait aimé le jeu. Le Texas était aussi la base d'un autre studio mythique, Ion Storm, où travaillait des pointures comme Warren Spector et Harvey Smith. Du coup, je trouvais qu'il y avait un terrain favorable pour développer une antenne là-bas. J'ajoute aussi qu'en terme de coûts, c'était moins cher que d'implanter un studio à Los Angeles par exemple.
"Arx Fatalis", premier jeu développé au sein d'Arkane Studios, sort en 2002. Un titre qui portait déjà en lui ce qui fait l'ADN de vos titres, c'est-à-dire l'immersion, une vue en FPS, une dose de jeu de rôle, des mécanismes de jeu liés aux notions de choix et conséquences. C'était un développement difficile ?
Oui, ca été très difficile ! Pour tout dire, ca a même été un développement miracle. On était tous des newbies, sans grosse expérience. On est parti de rien, on a dû créer notre propre moteur de jeu, fait par un seul programmeur, qui s'est aussi occupé de la création des outils de développement liés à ce moteur. On devait être huit ou neuf lorsqu'on a terminé le développement du jeu, à une époque où il fallait déjà 30 personnes pour les faire. A la fin, on n'avait plus de fric pour continuer, plus d'éditeur. Le premier est mort en cours de développement du jeu; le second est mort lui aussi au moment où sortait le jeu ! Un développement dans la douleur donc, même si au final, du début à la fin, ca nous a pris "que" 3 ans. Pour une équipe novice qui développait un jeu PC assez Hardcore et finalement reconnu par les joueurs, Arx Fatalis nous a permis de rentrer de plein pied dans le monde des développeurs sans passer par la case prestataire.
Qu'est-ce que vous avez appris sur le développement d'Arx Fatalis qui vous a éventuellement servi sur votre jeu suivant, "Dark Messiah of Might & Magic", sorti en 2006 ?
La première chose, c'est que développer son propre moteur était une bêtise. C'est pour cela que sur Dark Messiah, on a choisi de développer le jeu avec le moteur créé par Valve [NDR : les créateurs de "Half Life"], le Source Engine. Au-delà de ça, Arx Fatalis a été aussi un brouillon. Dark Messiah était aussi bourré de problèmes, même s'il développait des choses vraiment intéressantes comme le système des combats. A la limite, Dark Messiah a lui-même été un brouillon de ce qui deviendra Dishonored.
Avec le recul justement, comment jugez-vous l'expérience sur le développement de "Dishonored" et sa suite, sortie l'an dernier ?
C'était deux challenges très différents. Pour Dishonored, on ne savait au départ pas du tout ce qu'on faisait, on s'est beaucoup cherché, au-delà de ce qui fait notre ADN, comme les jeux immersifs en vue FPS. On savait donc que ces éléments là serait dans le jeu. Mais sa structure même, l'équilibre entre action et RPG, créer de toute pièce un monde, ect... Tout ça a demandé énormément d'itérations, avec la mise en place de grosses équipes de développement. En fait, il s'agit de la création d'une nouvelle I.P ou licence, avec tout ce que ca comporte de difficultés. Pour Dishonored 2, on savait pour le coup parfaitement ce qu'on faisait et où on voulait aller, sauf qu'on avait pas le moteur de jeu. On est donc parti du moteur ID Tech 5, développé par ID Software, qu'on a profondément modifié pour l'adapter à nos besoins. Au-delà de ça, j'ajoute que la pression était là pour créer cette suite, et ne pas décevoir : proposer un Level Design intéressant, ne pas donner l'impression de tourner en rond, pousser encore plus l'enveloppe graphique, l'histoire... Tout.
Qu'est-ce qui fait selon vous la spécificité d'Arkane Studios, et, en élargissant le propos, la spécificité des studios de développement français ?
Je pense qu'il y a une grosse volonté de faire de l'artistique, à la fois chez nous et dans les studios français; en tout cas des choses qui aient une image, une "vraie" patte; en tout cas une patte particulière. Ca pourrait aussi être ça la "french touch". Je dirai que chez nous, c'est quand même avant tout le Game Design qui vient en premier. On a des piliers, des valeurs, qu'on ne lâchera jamais, dont l'immersion ou les choix moraux. On fait aussi confiance au joueur, on ne le prend pas par la main systématiquement. Souvent, les studios se définissent à l'aune de la nature de leurs dirigeants. Je pense qu'avec Dishonored, on a justement atteint un vrai équilibre entre tous les éléments que l'on considèrent comme fondamentaux chez nous.
Passons sur "Prey". Il y a déjà eu un jeu sorti en 2006. En 2011, Bethesda avait d'ailleurs annoncé, avant de l'annuler, un Prey 2. Pourquoi un Reboot ?
A la base, on n'avait pas d'intérêt particulier pour Prey. A la fin du développement de Dishonored, on savait qu'on allait développer une suite, mais on voulait faire un jeu qui serait développé séparément, à Austin. Comme je le dit presque trop souvent, je / on est fan du travail du studio Looking Glass. Arx Fatalis était un peu un hommage à Ultima Underworld; Dishonored était un peu un hommage au jeu Thief. Prey, lui, est aussi un hommage au jeu System Shock. On voulait créer un jeu qui se déroule sur une station spatiale dans le futur, faire s'échapper le personnage principal, toujours insister sur cette notion de choix pour le joueur, ect.
A partir de là, il fallait trouver l'opportunité de développer un tel jeu. En se penchant sur le titre, on trouvait que le nom cognait bien, ca se déroulait dans l'espace, il y avait des aliens, c'était un FPS... Du coup, on s'est dit "pourquoi pas ?". C'est marrant d'ailleurs, parce qu'au cinéma, il y a souvent des films qui portent le même nom mais n'ont pas les mêmes origines ni le même sujet. Et cet état de fait ne semble perturber personne, contrairement au monde des jeux vidéo où on s'en est un peu pris plein les dents.
En parlant de cinéma, on retrouve justement dans le jeu de nombreux thèmes souvent brassés sur grand écran, comme l'uchronie, la thématique de la survie, la quête d'identité, les créature extra-terrestres évidemment, l'idée de la mémoire trafiquée... Quelles ont été vos influences de ce côté-là ?
On est passé par tellement de couches ! Je dirai qu'il y un panaché de Total Recall, du Matrix, Sunshine de Danny Boyle; le Aliens de James Cameron. Mais la grosse influence je pense, c'est le Moon de Duncan Jones. On trouve même des allusions à Truman Show dans le jeu, de même qu'Un jour sans fin, lorsque le personnage est perdu dans une boucle temporelle.
Dans la licence "Dishonored" et sa suite, la narration visuelle occupait une place très importante. Quelle est sa place ou son importance dans un jeu comme "Prey" ?
Elle est tout aussi importante, puisqu'on raconte une histoire en bâtissant un univers de toute pièce. Dans Prey, c'est par exemple revenir sur la création de la station spatiale, créée dans les années 60 par les russes, puis qui fut abandonnée. Elle fut reprise par les américains qui y ont apporté de nombreuses modifications. Par rapport à cet exemple précis, nous tenions à ce que les joueurs voient toutes ces couches et ces modifications. Ca permettait de créer un contraste aussi entre un aspect vétuste, parfois rouillé, et ce côté High Tech ultra moderne.
Visuellement, le jeu est assez étonnant, puisqu'il se nourrit de plusieurs influences, comme le rétro-futurisme. Ca été compliqué de trouver cette identité visuelle propre et par extension cet équilibre ?
Ah oui, ca nous a pris beaucoup de temps ! En fait, le début du jeu, basé sur une première mouture que j'avais fait il y a super longtemps, est exactement ce par quoi nous avons commencé. Ca fonctionnait, mais cela ne nous donnait pas pour autant l'univers du jeu. C'est vraiment venu beaucoup plus tard. Ca s'est débloqué à partir du moment où l'on a écrit l'histoire en remontant jusque dans les années 1960 et en développant l'aspect uchronique du jeu. Ca nous a permis de dégager 3-4 filtres hyper importants à travers lesquels tout va passer, ce qui va permettre à cet univers de fonctionner et surtout d'être d'une vraie cohérence.
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