Quatre ans après Mud, Jeff Nichols a renoué avec la Compétition cannoise en 2016 grâce à Loving. Un drame tiré d'une histoire vraie qui a bouleversé une bonne partie de la Croisette mais qui en est reparti bredouille. Neuf mois plus tard, le voici qui s'offre une seconde chance dans les salles françaises, et le réalisateur nous le présente en compagnie de son actrice Ruth Negga, nommée aux Oscars.
AlloCiné : A quel moment l'idée de tirer un film de cette histoire vous est-elle venue ?
Jeff Nichols : Je l'ai découverte en 2012, grâce au documentaire de Nancy Buirski. C'est la première fois que j'entendais parler de Richard et Mildred Loving, et j'ai eu le sentiment que leur histoire avait beaucoup trop tardé à d'être révélée.
Ruth Negga : De mon côté, je l'ai découverte de la même façon que Nancy Buirski lorsqu'elle a fait The Loving Story. J'ai lu la nécrologie de Mildred Loving et j'étais vraiment atterrée de voir à quel point elle était légère et que peu de personnes connaissaient sa vie. Et contrairement à moi, Nancy a fait des recherches pour savoir pour quelle raison cette histoire n'était pas racontée. C'est ainsi qu'elle a pu mettre la main sur ces extraordinaires images d'archive du couple, qui m'ont aidée dans mon processus pour devenir Mildred.
Jeff m'a gentiment envoyé le documentaire en vue de mon audition, donc j'ai pu vivre avec elle et l'étudier pendant deux ou trois jours. Il est rare d'avoir accès à ce type de matériau et je suis en quelque sorte tombée amoureuse d'elle. Et j'ai voulu partager ce sentiment avec les gens. Je voulais qu'ils tombent aussi amoureux de Mildred. Mais il me fallait, pour cela, dresser un bon portrait d'elle.
Le fait qu'un documentaire existe et que l'histoire ait déjà été racontée vous a-t-il aidé au moment de faire ce film ? Ou était un handicap ?
Jeff Nichols : Ça m'a aidé. Rien que le fait de le voir, et de les voir, m'a aidé. Car j'ai pu les voir bouger sur les images d'archive et les observer sur les photos. Trouver beaucoup de détails sur eux s'est, en revanche, révélé plus compliqué, car ils sont morts tous les deux [Richard en 1975 et Mildred en 2008, ndlr], qu'il ne leur reste qu'un enfant, Peggy, qui est très discrète. Les détails de leur quotidien ont donc été difficiles à trouver.
Le documentaire permettait de voir comment ils étaient : leur allure, leur démarche et toutes ces choses. Mais les liens entre eux ou avec le monde me paraissaient indéniables sur la vidéo, car on y décelait la grâce, la sincérité et l'intelligence de Mildred, ainsi que la difficulte qu'avait Richard à articuler, car on sent sa nervosité. On remarque aussi, lorsque les enfants sont à l'image, à quel point il sait s'en occuper sans avoir à faire d'effort. J'ai vu tout ceci comme des indices pour m'aider à en faire de vrais personnages de cinéma.
Bien que situé dans le passé, le film semble parler du présent. Etait-ce votre but ?
Jeff Nichols : En 2012, l'histoire me semblait faire écho aux débats sur le mariage pour tous qui se déroulaient dans chaque état. Et malheureusement, l'idée d'égalité n'a pas disparu depuis. Il nous faut toujours la chercher et chaque génération se doit presque de la redéfinir à chaque fois. L'histoire me paraissait importante car elle ne cherchait pas à dicter aux gens ce qu'il fallait ressentir face à elle : elle montre juste deux personnes qui s'aiment.
Nous sommes capables de faire le bien et de grands choses
Avez-vous ressenti davantage de responsabilités en vous attaquant à un sujet aussi contemporain ?
Ruth Negga : Oui, et je suis la pire des personnes à qui donner une responsabilité (rires) En tant qu'actrice, mon travail est de raconter des histoires et je n'ai pas plus de responsabilités que d'autres gens. Mais je suis plus visible. C'est à chacun de travailler pour tenter de rendre nos vies meilleures. Les gens veulent écouter aujourd'hui car ils en ont besoin. On a senti cette soif lorsque des gens sont venus nous remercier d'avoir raconté cette histoire à l'issue de projections.
Nous sommes capables d'être humains, de faire le bien et de grandes choses, mais cela ne signifie pas que nous sommes de super-héros ou des gens parfaits. Cela veut dire que les êtres humains, avec leurs failles, peuvent faire de belles choses. Même si vous pensez que votre voix compte peu : elle peut avoir du volume. Et c'est ce que Mildred personnifie, cette persistance et cette connaissance de la bonté inhérente aux hommes.
Jeff Nichols : Moi j'ai ressenti une responsabilité envers les Loving et je voulais bien faire le film car ces personnes me paraissaient vraiment réelles. J'ai eu le sentiment d'avoir connu des gens comme eux en grandissant : Richard me rappelait mon grand-père par exemple. Et même si le film est mon interprétation de ce que je connaissais à leur sujet, je voulais que celle-ci paraisse aussi honnête que les images d'eux l'étaient à mes yeux. Je savais que si je réussissais cela, Loving pourrait parler à un public encore plus large.
Être à Cannes et y recevoir une standing ovation a dû aider dans ce but.
Jeff Nichols : Ça m'a certainement plu en tant que réalisateur (rires) Mais ça permet de comprendre que le message passe, que l'histoire fonctionne. On peut très bien avoir les meilleurs intentions du monde mais mettre en scène un film qui n'intéresse personne.
Mais nous avons gratté la surface pour découvrir ce que Richard et Mildred représentaient vraiment, afin que les gens qui voient le film en retirent quelque chose. C'est donc un grand soulagement car nous avons porté une histoire que nous jugions importante, sur des personnes qui ont changé les choses. J'aurais été déprimé si nous avions raté notre cible.
Et le hasard fait bien les choses car même si Loving est le nom des époux, il correspond au thème qui est au coeur de tous vos films : l'amour. Est-ce aussi pour cette raison que vous avez conservé ce titre ?
Jeff Nichols : Je me suis posé beaucoup de questions à son sujet. Mais comme beaucoup de documents juridiques s'intitulaient "Loving v. Virginia" [lorsqu'ils ont dû affronter les lois de l'état en question, ndlr], ça déshumanisait le nom car il devenait un terme de loi. Et nous avons voulu nous le réapproprier et lui redonner de l'humanité à leur nom. Et il nous a également semblé être comme le reste du film : simple.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 7 décembre 2016