AlloCiné : Le scénario de votre film, Le Client, est très finement bricolé. Comment vous est-il venu ? Un événement en particulier vous y a-t-il amené ?
Asghar Farhadi : C’est toujours dur d'identifier la première étincelle qui déclenche en vous une histoire parce que, souvent, lorsqu’elle est là, on ne sait pas que quelque chose est en train d’émerger, de prendre forme. J’avais de longue date le désir de mettre en scène une image que j’avais en tête, une image forte pour sa dimension de parabole… Il s’agissait d’une scène de théâtre, plongée dans l’obscurité, qui s’éclaire par petites parties, successivement, lors des essais de lumière. Finalement, en exposant à la lumière chacune des parties de cette scène, on procède comme dans la vie : la réalité est obscure et partielle et c’est seulement en mettant en lumière certains fragments qu’on la saisit toute entière. Or, on continue à en ignorer le reste. Je portais cette scène en moi depuis longtemps, ainsi qu’une autre idée : celle d’une famille emménageant dans un appartement dont la précédente locataire était une prostituée. Ce sont des bouts d’idées qui se sont greffés les uns aux autres pour finalement composer ce scénario.
L’enjeu, c’est le pardon.
Votre scénario se structure autour d’une question importante, et d'actualité : celle du pardon…
Je pense qu’au moment de l’écriture du scénario, je n’avais pas ça à l’esprit. Je voulais simplement raconter mon histoire. Mais au moment de sa mise en forme, avant d’en écrire les dialogues, quelque chose m’est apparu dans l’évolution des personnages. L’enjeu, c’est le pardon. Puisque la demande de pardon arrive assez tôt avant l’issue fatale et si les protagonistes avaient accepté de pardonner à chaque fois que l’occasion s’en était présentée, le dénouement n’aurait pas été le même. C’est le refus du pardon qui scelle le sort du film. Je me suis rendu compte que c’était une réflexion très importante et quelque chose d’assez fondamental aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif. Avoir le courage, l’audace et la grandeur de pardonner, cela peut changer la destinée des êtres et du monde. Même quand un groupe de gens fait violence à un autre groupe, quelle est sa capacité de pardonner, de passer l’éponge et d’aller vers l’avant ? C’est finalement assez rare, dans l’histoire de l’humanité
C’est aussi une question sensible pour les croyants du monde entier, quelle que soit leur religion !
Vous avez raison : c’est fondamental dans toutes les religions. Dans le christianisme, le principe de la confession suppose qu’on demande le pardon. Il s’agit de poser des mots sur le péché, ce qui vous permet d’accéder à la notion de pardon. De même, dans l’Islam, la première phrase qui ouvre le Coran est : "Au nom de Dieu, clément et miséricordieux". Donc s’il est question de clémence et si Dieu se présente ainsi, comment se fait-il que ses fidèles aient plus de mal à se reconnaître dans cette clémence et à en faire preuve ?
Votre film s’ouvre sur un plan-séquence incroyable. Pouvez-vous nous en confier les secrets de fabrication ?
Ce plan s’est fabriqué dans des circonstances plutôt difficiles parce qu’en tout début du tournage, mon ingénieur du son, qui était quelqu’un de très proche et avec qui j’avais beaucoup travaillé, est décédé. Ça a été un grand choc pour nous tous. Il a fallu suspendre le tournage pendant une dizaine de jours. Quand on est revenus, la mort dans l’âme, pour continuer le film, la première séquence que nous devions tourner, c’était celle-là. On était tous extrêmement affectés, bien sûr. On avait beaucoup de mal à reprendre le travail en son absence. Traditionnellement, avant de dire "moteur", je commence par dire "son". Tout le plateau attendait que je lance ce signal et qu’il me réponde par "c’est bon". Mais il a fallu que je commence autrement, je ne pouvais pas me résoudre à ça sans lui. Donc nous avons tourné ce plan avec difficulté, mais finalement une sorte de magie a opéré et, en quelques prises à peine, le plan était dans la boite. Ça fait partie des bonnes surprises mystérieuses de ce tournage.
Je veux proposer une image plus juste de l’Iran, tout en précisant qu’un film à lui seul ne saurait jamais représenter un pays tout entier
Au-delà des histoires que vous racontez, vos films dressent un portrait de la société iranienne dans son état actuel.
J’en ai pris conscience à un certain moment de ma carrière. Au départ, ce n’était pas le cas. Depuis que je m’en suis rendu compte, c’est devenu une lourde responsabilité, et je suis bien obligé de l’assumer. Quand je fais des films, je veille à ce qu’ils ne fournissent pas de fausses informations sur mon pays dans la mesure où je sais que des spectateurs du monde entier viennent les voir avec des préjugés, des idées préconçues qui résultent des informations aussi nombreuses que schématiques et superficielles véhiculées par les médias, ou de petites recherches rapides sur Google. Beaucoup de gens viennent au cinéma pour voir confirmer ces informations. Moi, je veille à ne pas entrer dans ce jeu-là et à ne rien dire de trop général ou qui puisse conduire à ces amalgames que, parfois, on vient chercher au cinéma. Je veux proposer une image plus juste de l’Iran, tout en précisant – comme je le fais à chaque fois – qu’un film à lui seul ne saurait jamais représenter un pays tout entier, ni une population. Il peut – au mieux – dire quelque chose d’une petite partie d’un petit groupe de gens qui s’apparentent aux personnages du récit.
Vous voilà au Festival de Cannes pour la deuxième fois en compétition officielle. C’est important pour vous artistiquement ? Personnellement ? Politiquement ?
Comme n’importe quel cinéaste du monde, je suis heureux d’être là et je mesure l’importance de ma présence ici. Tout d’abord parce que lorsque votre film est à Cannes, ça lui donne un tremplin d’exposition et de publicité qui n’est comparable à rien d’autre. Tout de suite, beaucoup de gens prennent connaissance de votre nom et du titre de votre film. Ils deviennent aussi curieux de le voir. Rien d'autre ne peut vous assurer une telle visibilité. Par ailleurs, personnellement, c’est une expérience un peu différente. Parfois, je suis venu à Cannes sans avoir de film en compétition. Dans ces cas-là, j’apprécie beaucoup de rencontrer les gens, de voir les films. Quand on est en compétition, l’expérience est différente. Vous n’avez pas vraiment la même qualité de présence ici. C’est peut-être un peu moins sympathique, mais ça reste extrêmement important et je suis très heureux de faire partie de la compétition.
Propos recueillis par Gauthier Jurgensen le 21 mai 2016 à Cannes
La bande annonce du Client d'Asghar Farhadi