Sorti en 2010, Mafia 2 plongeait avec délice les joueurs dans l'univers impitoyable de la pègre italo-américaine d'une ville du nom d'Empire Bay; pendant vidéoludique de la ville de New York. Entre règlements de comptes, vengeances et trahisons, le titre, développé par 2K Czech, se frayait avec brio un chemin sur consoles et PC à grands coups de sulfateuses et décharges de fusils à pompe. Tout en rendant superbement hommage à un genre qui a depuis longtemps gagné ses lettres de noblesse au cinéma.
Six ans après, la franchise fait de nouveau surface avec un troisième volet, développé cette fois-ci sous la houlette d'un nouveau studio, Hangar 13, basé à San Francisco. A sa tête : Haden Blackman, qui était notamment en 2008 le Game Director du très bon jeu Star Wars : le pouvoir de la Force.
Attendu le 7 octobre prochain, Mafia III plongera dans le bain de la féroce concurrence des jeux dit en Open World, entre les attentes désormais très élevées de joueurs particulièrement exigeants en la matière, et aussi parce que des jeux comme Grand Theft Auto V ont placé la barre particulièrement haute.
Soucieux de porter en lui à la fois l'héritage de son aîné, notamment la force de sa narration, tout en offrant suffisamment de changements dans le gameplay et un parti pris artistique qu'on n'hésitera pas à qualifier de fantastique, Mafia III a de solides arguments à faire valoir. Ca tombe bien, nous avons eu l'occasion de prendre en main le jeu durant plusieurs heures, histoire de se faire une première impression.
La fin du rêve américain
Dès le générique d'introduction du jeu, le ton est donné. Conçu sous forme d'une séquence Vintage de Flash Forward et de Flashback, il mélange avec talent et intelligence la petite histoire et la grande. Celle d'une Amérique désenchantée, en pleine ébullition, de la fin des années 1960. En fait, là où le précédent jeu se déroulait sur plus de vingt ans, soit de la fin de la Seconde guerre mondiale au milieu des années 1960, Mafia III se concentre sur une seule année, mais particulièrement riche en événements souvent tragiques aux Etats-Unis : 1968. Année de l'assassinat de Martin Luther King, des terribles émeutes de Baltimore qui éclatèrent suite à son assassinat, assassinat de Robert Kennedy, année de contestations politiques sur les campus américain, la guerre du Viêtnam, la vague du Black is Beautiful au sein de la communauté afro-américaine puis du Black Power, tensions et ségrégations raciales...Faut-il rappeler l'histoire (vraie) de Mississipi Burning survenue en 1964 en Louisiane, dans laquelle trois militants (deux blancs et un noir) furent assassinés par des militants et sympathisants du Ku Klux Klan ?
Dans le jeu d'ailleurs, ce racisme ordinaire est toujours présent. Témoin cette réplique lue / entendue au début du titre, prononcée par un employé de la Réserve Fédérale au cours de la première mission, qui "ne comprends pas comment un nègre a pu trouver du travail alors que son beau-frère blanc est encore au chômage". Si l'équipe de développement a cherché à donner à Mafia III le Background le plus authentique possible pour plonger les joueurs dans cette période trouble, y compris jusque dans les mots employés, elle a néanmoins préféré prendre les devants de potentielles critiques (principalement US on imagine) en publiant avant même le début du jeu un Disclaimer expliquant ne cautionner en aucun cas les propos entendus dans le jeu, mais que ne pas être fidèle aux propos qu'on pouvait entendre à l'époque serait manquer de respect à ceux et celles qui ont souffert et combattu la ségrégation raciale.
C'est qu'aux Etats-Unis, la question de l'esclavage et de la ségrégation raciale est un terrain socio-politique miné. La charge émotionnelle d'un mot -tabou- comme "Nigger" par exemple est extrêmement forte. Pour bien comprendre, il suffit de regarder cette interview donnée par Samuel L. Jackson pour le film Django Unchained; interview durant laquelle le journaliste, blanc, est tétanisé à l'idée même de prononcer le mot dans sa question, de peur de froisser l'acteur qui, lui, le pousse au contraire à prononcer le "N-Word" :
Histoire de creuser cette recherche d'authenticité, une des sources d'influences des développeurs pour poser le Background du jeu fut d'ailleurs un puissant documentaire, Black Power Mixtape 1967-75, réalisé par un suédois (Göran Olsson) et coproduit par Danny Glover. Perdu dans les archives en Suède durant 30 ans, ce documentaire revient sur les mouvements de révolte de la communauté noire dans les années 60, dont le Black Power, avec des interviews de figures mythiques telles que Angela Davis, Stokely Carmichael ou Bobby Seale.
Coming Home
C'est à la lumière de ces éléments factuels, qui sous-tendent d'ailleurs en partie (et en partie seulement) cette histoire de vengeance au coeur de Mafia III qu'il faut saluer le choix "jusqu'au-boutiste" du studio Hangar 13 d'avoir fait du personnage principal un afro-américain métisse. On vous pose la question : avez-vous vu beaucoup de jeux mettant en avant un personnage de la sorte ? Lincoln Clay, puisque c'est son nom, est un vétéran de la guerre du Viêtnam de retour au pays, désabusé. Orphelin très jeune, il s'est trouvé une famille de substitution et un vrai foyer au sein d'un gang Afro, tenu par un Parrain qui l'aime comme son propre fils.
Imposant physiquement, le personnage est en outre très bien écrit, avec un vrai charisme. Un argument qui peut prêter à sourire, sauf à se souvenir justement du manque cruel de charisme d'un personnage principal comme celui du jeu Watch_Dogs, développé par Ubisoft. De manière générale d'ailleurs, tous les personnages plus ou moins tordus que l'intéressé rencontre en chemin sont bien écrits, que ce soit Sal Marcano, le Big Boss du jeu, pendant vidéoludique de Carlos Marcello, le vrai chef de la mafia à la Nouvelle Orléans, ou les lieutenants de Clay qui viendront lui prêter main forte pour démanteler l'empire de Marcano. Parmi eux d'ailleurs figure une vieille connaissance : notre truand italo-américain Vito Scaletta, le personnage que l'on incarnait dans Mafia II. On n'en dira pas plus sur le comment du pourquoi pour éviter les spoils.
Notre session de jeu s'est déroulée en deux temps, pour une durée globale d'un peu plus de quatre heures. Nous nous sommes longuement attardé sur la première tranche, qui correspondait en fait à toute l'ouverture du jeu, fonctionnant comme un long tutoriel (mais jamais crispant ou trop dirigiste), introduisant l'ambiance, les personnages, la familiarisation avec les armes et la conduite des véhicules. Multipliant dans cette très grosse introduction les séquences de flashback et flash forward sans jamais pourtant perdre le fil narratif, maintenant le joueur sous tension constante, elle trouve son acmé dans un dénouement dantesque à la sauvagerie assez glaçante.
Moiteur, bayou et Mardi gras
Lorsqu'on parle de Mafia aux Etats-Unis, on associe traditionnellement la ville de New York ou celle de Chicago. Rarement, voire jamais, la Louisiane et la Nouvelle Orléans, qui a pourtant une très riche histoire en la matière. Ville particulièrement photogénique et connue pour son jazz, son bayou, sa cuisine Cajun et même sa culture Vaudou, la Nouvelle Orléans a été, de manière très surprenante, très peu exploitée dans les jeux vidéo. A ce titre, le studio Hangar 13 a brillamment réparé cette injustice. Tout en s'inspirant fortement de la ville grâce à un colossal travail de recherches, au point d'ailleurs de reproduire à l'identique ou presque certains quartiers entiers comme la célèbre artère Canal street et le quartier français, les développeurs ont malgré tout choisi de créer de toute pièce une nouvelle ville du nom de New Bordeaux.
Disons-le tout de go : le résultat est incroyablement immersif. Des quartiers noirs pauvres de Delray Hollow à l'Ouest, là où Lincoln a grandi, en passant par le district de Frisco Fields au nord, lieu de vie et de jeu de la population WASP fortunée, ou le quartier français et ses bâtiments en bois d'architecture néo-coloniale d'influence hispanique, traversé au cours de notre première session de jeu lors d'une mission se déroulant en pleine célébration de Mardi gras, l'ambiance et le souci du détail sont absolument fantastiques. Et encore, nous n'avons pu voir qu'une petite partie de la ville, faute de temps. Baignée par de superbes jeux de lumières, c'est un bonheur de parcourir la ville et s'en imprégner. Toutefois, et pour être honnête, si New Bordeaux sait se montrer diablement séduisante, la qualité graphique du titre la place visuellement parlant en retrait d'un Open World tel que celui de Los Santos dans Grand Theft Auto V, qui reste sur ce point un mètre-étalon. Une remarque / réserve qui n'entame en rien la qualité du travail de bénédictin effectué par le studio de développement pour créer cette ville grouillante de vies.
Une ville et des quartiers qui répondent à des réalités sociales et comportementales bien vues, que nous avons pu constater. Ainsi, si Lincoln Clay fait des actes répréhensibles (agression, conduite renversant un piéton...) dans les quartiers huppés à majorité blanche, des témoins peuvent courir pour appeler d'une cabine la Police qui déboulera rapidement, quand elle ne sera pas déjà dans le quartier à battre le pavé. Faire la même chose dans les quartiers pauvres à majorité noire, c'est ne prendre quasi aucun risque : personne ou presque n'a le réflexe d'appeler la Police, car la population locale est sans doute accoutumée à la violence d'un quartier passablement "oublié" par les forces de l'ordre.
Ascension d'un caïd de la pègre
Notre seconde session de jeu, malheureusement plus courte que la première tellement nous avons déambulé dans les rues de New Bordeaux, se déroulait nettement plus loin. A ce stade, Clay avait déjà liquidé six personnes de l'entourage de Sal Marcano, et avait bien entamé la conquête de son empire. Les territoires reconquis sont confiés aux lieutenants de Clay, qui les administrent et regorgent de missions qui leurs sont propres. On signalera ici, bien que nous n'ayons pas pu l'observer, une idée des vraiment intéressante de la part des créateurs du jeu : en fonction des choix et actes de Clay, qui pourra privilégier d'étendre le territoire d'un de ses subordonnés au détriment d'un autre, cela pourra affecter ses relations avec ses lieutenants au point de ne plus lui faciliter la tâche dans son entreprise de vengeance.
A l'époque des deux précédents volets de la saga des jeux Mafia, certains avaient pesté contre le cruel manque de missions ou tâches à accomplir dans les villes, qui étaient pour le coup sous exploitées, bien que magnifiques à parcourir. Tout en gardant la marque de fabrique de la licence, qui reste très Story Driven, Mafia III change sensiblement son fusil d'épaule pour permettre au joueur de parcourir intelligemment son Open World, en offrant des missions plutôt variées mais toujours connectées à l'histoire de Clay. Pas question ici de faire du saut en parachute et autres activités funs qui font aussi le sel d'un Grand Theft auto. Et c'est très bien ainsi.
Dans le quartier français par exemple, la reconquête du territoire passe par la liquidation des sous Boss qui tiennent la place avec le racket et les maisons de prostitution. C'est au joueur de choisir sa stratégie d'approche. Par exemple, il est possible de foncer dans le tas (pas trop conseillé, car Clay est malgré tout assez fragile même s'il peut se soigner) et tenter de faire le ménage armes au poing dans des affrontements particulièrement brutaux, même si, bémol, les ennemis ne brillent pas toujours par leur intelligence en restant bêtement dans votre viseur. Mais il y a un risque d'être débordé par le nombre, surtout si on tente de liquider directement le sous boss du quartier, qui est généralement bien protégé par ses hommes d'armes.
Autre approche : s'attaquer à ceux qui travaillent pour lui, comme les proxénètes, pour asphyxier son business, ce qui le fera sortir de sa planque à un moment donné. Après avoir fait un peu le ménage dans le quartier français, nous sommes partis pied au plancher du côté de Frisco Fields un district situé au nord de la ville. Le but : remplir une mission à l'intitulé plutôt malicieux ("le nanti se cuit à feu doux" !) où l'on devait brûler des caisses de tractes racistes protégés par un organisme baptisé Southern Union, qui n'est autre qu'une version pixélisée du Ku Klux Klan. On tente les manoeuvres d'infiltration en tuant à l'aide d'un couteau, avant que les choses ne dégénèrent dès la mise à feu de la première caisse.
Last but not Least : impossible de terminer ce premier aperçu sans glisser un mot à propos de la bande originale du jeu. Composée de plus d'une centaine de tubes des années 60, c'est un authentique Who's Who de la musique des 60's, dont la liste donne le tournis : The Animals, à qui l'on doit la mythique chanson House of the Rising Sun (Remember, celle qui illustre brillamment la séquence où tous les mafieux se font repasser dans Casino !), Aretha Franklin, The Supremes, James Brown, Johnny Cash, Marvin Gaye, Misfits, Patsy Cline, les chansons "Sympathy for the Devil" et "Paint it Black" des Stones, Steppenwolf... Une musique qu'il est possible d'écouter via la radio de la voiture, en changeant de station, comme dans les GTA. Sillonner la ville de New Bordeaux en prenant son temps, à bord de la Mustang de Bullitt en écoutant sa musique préférée, c'est un luxe qui ne se refuse pas. Le roi n'est désormais plus notre cousin. La vengeance de Clay attendra.