Si son nom reste associé à Festen et le courant du Dogme*, Thomas Vinterberg a signé depuis plus de 20 ans des films très différents, dans leur propos, dans leur genre, ou dans leur esthétique. Loin de la foule déchainée, avec Carey Mulligan, Matthias Schoenaerts et Michael Sheen, est d'ailleurs probablement à ce jour le film le plus étonnant dans sa filmographie. Un film romanesque adapté d'un classsique de la littérature britannique de Thomas Hardy.
AlloCiné : J'ai lu que vous aviez horreur de vous répéter dans votre travail. Ce film en témoigne...
Thomas Vinterberg : D’une certaine façon, je crois que j’ai une signature, quelque chose qui distingue mon travail, et j’essaye de faire en sorte de garder ça, de le garder chevillé au corps. Cependant, je veux éviter le sentiment de répétition ou le sentiment d’être automatique dans ce que je fais. Si ça devient plus une habitude qu’un défi, alors la notion d’art disparaît un peu. Il doit y avoir un élément de risque connecté à mon travail pour me garder éveillé, pour avoir ce sentiment d’exploration.
Quels étaient les risques justement sur ce travail ?
De travailler dans une autre langue, de travailler avec les écrits de quelqu’un d’autre, de travailler dans le cadre du système hollywoodien, de travailler dans un pays différent. De faire quelque chose que les gens ne veulent pas ou n’attendent pas de moi. C’était peut être d’ailleurs ça le plus gros risque pour moi. Ce n’est pas que j’y pensais tant que ça, mais bien sûr j’en avais conscience. Mais en même temps, je ne trouve pas ce projet si risqué que ça. C’est plus un changement.
De faire quelque chose que les gens ne veulent pas ou n’attendent pas de moi, c’était peut être ça le plus gros risque pour moi
Je dois dire aussi que j’ai un sentiment de soulagement car j’ai fait mes propres films depuis 30 ans, et c’est un travail difficile. Il y a beaucoup de responsabilités, et c’est bien sûr quelque chose que j’aime. Ca a beaucoup de sens pour moi. Mais en quelque sorte, je me suis accordé une parenthèse, un moment « off » de ça et essayer quelque chose de complètement nouveau pour moi.
Vous disiez un peu plus tôt que chacun de vos films portaient votre signature. Comment diriez-vous que votre signature s'est imprimée sur ce projet ?
Dans ce film précisément, ma signature est presque invisible et ça me va bien. J’ai eu un dialogue avec moi-même quand j’ai accepté ce film pour savoir dans quelle proportion il s’agit d’un film de Thomas Hardy et dans quelle proportion il s’agit d’un film de Thomas Vinterberg. C’est avant tout un film de Thomas Hardy.
Ma signature est cachée dans les personnages
Mais quand j’ai demandé à mes collègues proches s’ils pouvaient voir ma signature, ils ont dit bien sûr. C’est caché dans les personnages, dans la pureté des personnages, leur nature, leur vulnérabilité. Il y a aussi une scène de diner qui peut faire penser à mes précédents films. Des scènes d’Eglise également…
Je recherche des moments et des personnages qui restent en nous, davantage que des effets visuels ou des formes d’art nouvelles qui restent en nous. Je cherche des personnages qui peuvent se faire une place dans notre mémoire et faire partie de notre famille. Dans ce but, j’essaye d’entrer dans la peau de ces personnages.
Vous avez mentionné que c’était la première fois que vous tourniez avec le système hollywoodien. Etait-ce très différent pour vous de travailler dans ces conditions ?
C’est une production britannique mais travaillant pour un studio hollywoodien, Fox Searchlight. Oui, c’était très différent. Mais je dois préciser que Fox Searchlight est le studio le plus tourné vers les réalisateurs. Ce n’est complètement comme à Hollywood. On leur doit Birdman, Twelve years a slave…
La plus grosse différence est que je n’ai pas écrit le film. L’autre différence -parce que normalement j’écris, réalise, avec une tradition auteur-, je suis le roi ! Alors qu’ici je fais partie d’une équipe, d'un comité, c’est un travail commun, avec des gens qui ont autant leur mot à dire que moi. Ils me laissent avec le casting, les acteurs, mais ils ont leur opinion. Mais j’ai apprécié ça car j’aime le travail en commun, c’est comme ça que je travaille. C’était naturel. Et les gens qui m’entouraient étaient super. Si ça avait été des idiots, ça aurait été compliqué, mais ce n’était pas le cas ! Donc cette expérience a été très différente, mais je dirais réussie.
Est-ce que cela veut dire que vous avez dû faire des compromis ?
Non. Il n’y a eu qu’un compromis. Nous ne partagions pas les mêmes goûts pour les chants religieux. Je les adore, et eux les détestaient ! Mais ce n’est rien ! Nous avions en général les mêmes goûts.
Mais ce qui était très intéressant, c’est qu’ils travaillent de façon incroyable et intensément avec l’idée de comprendre le public. Je viens d’un système avec des aides étatiques, où vous pouvez continuer dans votre bulle, votre propre arrogance… Faire ce que vous voulez ! Ce qui permet une liberté artistique. Mais là c’est un système où vous dépendez du public. Et le public n’est pas bête !
C’est allé contre mes préjugés d’être en contact proche avec le public
D’ailleurs à chaque fois que je projetais de faire quelque chose de banal, ils voulaient que ça soit moins banal. C’est allé contre mes préjugés d’être en contact proche avec le public. Il y avait plusieurs publics à travers les Etats-Unis et l’Angleterre, et ils étaient toujours en quête de quelque chose de plus raffiné, et ils nous ont toujours emmené dans une direction plus judicieuse. Ce n’était pas dans le sens de flatter le film, au contraire. Ca a vitalisé le film, ce que j’ai trouvé très intéressant.
Pendant longtemps, je crois qu’il y avait une contradiction en moi, entre le grand art, et le grand public. Cette contradiction a disparu.
Maintenant que vous avez expérimenté ça, est-ce que cela veut dire qu’on pourrait vous voir réaliser un James Bond ou un film très grand public ?
Depuis 20 ans, des agents, des producteurs me demandent quel genre de film j’aimerais faire. Mais c’est tellement difficile d’y répondre. Si le scénario est bon, je pourrais faire un film de science-fiction. Le genre, les costumes, le budget, tout ça, c’est secondaire pour moi. Ce qui prime pour moi, c’est qu’il y ait des gens et des moments qui sortent du lot, et restent en moi. Je veux qu’un film sorte de l’ordinaire, qu’il y ait cette réaction chimique... Vous pouvez juste sentir quand il y a quelque chose de qualité. Je veux que les personnages ressortent en 3D, et non pas en une dimension. Je veux que les situations ressortent de tout ce que vous avez pu voir ailleurs.
J'aime quand il y a une part de scandale
Quand il y a l’option d’amener la vraie vie à l’écran, alors j’aime. S’il y a un ingrédient de scandale en plus, alors j’aime encore plus. C’était le cas par exemple avec La Chasse. Les gens trouvaient ça scandaleux, de dire que les enfants mentent. J’ai aimé ça, car c’est le cas. C’était un risque de faire La Chasse car c’était très provocant. Festen était un scandale. Dear Wendy aussi : un homme tombant amoureux de son arme…
Il n’y a pas d’élément de scandale dans ce nouveau film. En revanche c’est parfois très brutal, notamment la façon dont les personnages sont traités par moment, les humiliations, la castration qu’ils peuvent endurer...
Mais cette part de scandale, ce n’est pas quelque chose que l’on trouve souvent dans les scénarios hollywoodiens.
Vous avez mentionné Festen. Cette année, c’est le 20e anniversaire de la création du Dogme*. Je me demandais, mais je suppose que la réponse est positive, si c’est encore quelque chose qui est en vous lorsque vous tournez aujourd’hui ?
Pour moi, les choses n’ont pas tant changé que ça. Ce que je fais à peut être l’air très différent, mais dans ma tête, c’est plus ou moins la même chose. A l’époque, on recherchait la pureté d’une façon très joueuse et arrogante. Mais on recherchait la pureté, la "nudité" à l’écran. Et c’est toujours le cas, à chaque fois que je fais un film. Mais juste différemment parce que le Dogme était devenu à la mode, et donc plus quelque chose de pur.
Le Dogme est une vieille robe maintenant
Le Dogme est une vieille robe maintenant. Si vous commencez à filmer caméra au poing, ça semblerait démodé. Le Dogme est devenu une mode à la minute où c’est devenu un succès. Donc maintenant, il faut trouver la pureté d’une façon différente. Je dois trouver des façons différentes. Je dirais que maintenant un film du Dogme serait comme un calque, un style, mais ce n’était pas l’idée. L’idée était d’éviter le style. Je ne suis pas une personne aimant le style.
Et il y a un gros malentendu car le Dogme a été perçu comme un style d’avant-garde. Mais ce n’était pas mon intérêt, c’était l’intérêt de Lars von Trier. Je m’intéresse à la nature humaine. Et mon intérêt est de m’éloigner du style et me rapprocher des gens. C’était ce que j’étais quand j’ai fait Festen et je le suis toujours.
La bande-annonce de Festen, l'un des films les plus marquants du courant du Dogme
On vous parle toujours beaucoup du Dogme aujourd’hui ? Est-ce que c’est un sujet dont vous aimez parler ?
Oui, on m’en parle beaucoup. Je suis fier du Dogme. En France, vous êtes obsédés par le Dogme ! Je suis fier de ce que nous avons fait, donc ça ne me dérange pas. Mais c’est bizarre que les gens ne comprennent pas que c’est terminé. Mais ça doit être clair pour tout le monde qu’en tant qu’artiste, vous n’avez pas envie de faire quelque chose qui est à la mode. Quand c’est une marque qui a du succès, ce n’est pas ce que l’on cherche. Nous sommes des artistes. Nous avons fait ça, mais ça y est (il se frotte les mains), c’est terminé.
En tant qu’artiste, vous n’avez pas envie de faire quelque chose qui est à la mode
Mais c’est intéressant, cette mécanique dans la presse qui veut que nous nous répétions… Si on fait quelque chose que la presse a aimé, elle veut que nous le fassions à nouveau ! Mais on ne peut pas, on aime changer. Il en est de même pour les acteurs.
Je suis d’accord avec vous. Mais si on vous en parle beaucoup, c’est peut être parce que simplement, et je parle pour moi, c’est le mouvement de cinéma le plus important de ces dernières années, qui a marqué une génération…
Mais comme d’autres vagues de cinéma, elles meurent à partir du moment où elles deviennent à la mode. C’était la même chose pour la Nouvelle Vague. C’était d’ailleurs écrit dans notre manifeste. La première ligne disait : "La Nouvelle Vague était une grande vague. C’est terminé. Il est temps d’un nouveau mouvement". Et la même chose est arrivée au Dogme. Et je crois que 1998 était le début de la fin.
La bande-annonce de Loin de la foule déchaînée :
Propos recueillis par Brigitte Baronnet, à Paris, le 29 mai 2015
*Le Dogme ou Dogme 95 est un mouvement de cinéma, fondé notamment par Lars von trier et Thomas Vinterberg en 1995, basé sur un manifeste, se débarrassant (pour simplifier à l'extrême) de tous les artifices du cinéma.