La fureur d’Internet aurait-elle eu raison de Joss Whedon ? Qualifié de sexiste sur Twitter par des spectateurs mécontents du traitement de Black Widow et de certaines scènes d'Avengers 2, le réalisateur a quitté le réseau social sans en préciser les raisons. Insulté violemment par certains internautes, il ne serait pas étonnant que Whedon ait décidé de couper court au "débat". La polémique - si on peut l’appeler ainsi vu qu'il en sort une tous les jours - touche effectivement à une question qui lui a toujours tenu à cœur, à savoir la question des femmes dans la fiction, leur représentativité et le genre de parole qui leur est offerte. Alors, Joss Whedon aurait-il perdu en route ces questions essentielles ? On en doute fortement.
La complexité féminine à plusieurs niveaux
Il est particulièrement étrange de voir une telle polémique s'abattre sur un auteur qui a passé sa carrière à tenter de donner aux femmes la place qui leur revenait. Whedon a sans cesse été interrogé sur les femmes fortes qu'il avait créées par le passé et, à chaque fois, il a déploré qu'on en soit encore à lui poser cette question. De même, il a toujours trouvé anormal que les femmes ne soient pas plus présentes dans les films de super-héros et tenté, dans ses deux films bourrés de personnages, de donner à Black Widow une véritable place.
Si on l'a si souvent interrogé sur la question, c'est évidemment parce que c'est vrai : il sait créer des femmes complexes qui ont des choses à dire et pas simplement des hommes à aimer. Jamais ses héroïnes n’ont été sous-développées ou de simples agents qui donnent des castagnes et... puis c’est tout.
=> Accusé de sexisme, Whedon quitte Twitter
SPOILERS ! Les héroïnes de Whedon ont toujours eu à offrir une intimité, une perception du monde, une sensibilité, des doutes mais aussi une part d'ombre. Dans le cas de Black Widow, lorsqu'elle a le droit comme les autres Avengers à une perturbante plongée dans son passé, est-ce si étrange qu’elle en vienne à évoquer son conditionnement pour devenir une tueuse ? Et qu'elle aborde en filigrane sa douloureuse stérilisation et finisse par penser qu'elle est, comme Bruce Banner, un monstre parce qu'elle ne sera peut-être jamais autre chose que ce que cette organisation a fait d’elle ? N'est-ce pas un drôle de raccourci que de penser que Whedon "dit que ceux qui ne peuvent pas avoir d'enfants sont des monstres" ?
L'égalité, c'est maintenant ?
La domination masculine au tapis
Depuis les années 90, Whedon a soulevé à plusieurs reprises la domination de l'homme sur la femme dans nos sociétés. Et quand on y regarde de plus près, toute l'histoire de la lignée de tueuses de vampires de Buffy tient précisément à cette question. Il faut attendre plusieurs saisons pour réaliser que l'élue, la Tueuse, est la création d'un groupe d'hommes ancestraux qui voulaient disposer à leur guise d'une arme contre le mal. En comprenant à quel point la première Tueuse avait été spoliée et pour quelles raisons, Buffy se rebellera dans une scène intense et féministe au possible :
"Buffy : You violated that girl, made her kill for you because you're weak, you're pathetic, and you obviously have nothing to show me."
Chez Whedon, la dénonciation du sexisme ambiant se fait aussi autrement. Si Caleb est le suppôt du diable et hait les femmes, Warren est une autre sorte de misogyne, un misogyne presqu'ordinaire. Tous deux insulteront Buffy (ou Willow) à la moindre occasion, en la traitant notamment de "pute" parce qu'elle les empêchait de faire ce qu'ils désiraient :
"Buffy: You know, you really should watch your language. Someone didn't know you, they might think you were a woman-hating jerk"
Dénoncer les humiliations
Chez Whedon, c'est clairement par les dialogues que les machos qui fourmillent dans ce monde sont mis à mal. Ce n'est pas un hasard si entre Avengers et Avengers 2, lorsqu'il a voulu monter un projet plus personnel, que Whedon ait choisi de jeter son dévolu sur la pièce de Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien. Une comédie où tous les dialogues de Shakespeare sont respectés. Une comédie qui aborde aussi, en fond, l'humiliation et l'injustice faites aux femmes. Accusée d'avoir fauté avec un autre, Hero l'innocente est jetée en pâture sur la "place publique" par son père et celui qu'elle devait épouser, dans une scène d'une violence inouie.
Explorer les failles
Avant d’être un "féministe", Whedon est surtout un auteur qui sait écrire des personnages forts et les répliques caustiques qui vont avec, qu'elles soient destinées à des femmes ou des hommes. Chez Whedon, les personnages n'ont pas qu'une seule dimension et ils sont loin d'être parfaits même dans ce qu'ils disent. Ils sont aussi et, avant tout, des angoissés et des gens qui doutent. Pour cette raison, tous ses héros sont imparfaits et font des erreurs. Ils peuvent être moqués ou discutés ou, inversement, moquer ou discuter d'autres personnages sans détenir pour autant la vérité.
Dans une interview en 2014, le réalisateur nous avait d'ailleurs dit qu’il aimait avant tout écrire des "personnages d’éternels insatisfaits". Car finalement, ce qui intéresse Whedon, ce sont les failles. Et ce n’est pas forcément évident de s’y appliquer dans un film plein de super-héros. Dans Firefly, Dollhouse ou bien évidemment Buffy, la marge de manœuvre permettait beaucoup plus de subtilités, de nuances, de développement que dans un seul et même film.
"Rétablir le droit de cuissage"
Chez Whedon, tout le monde en prend pour son grade
Pour Avengers 2, certains ont également trouvé sexiste la réplique que Maria Hill utilise pour décrire les jumeaux, la Sorcière rouge et Quicksilver : "He’s fast, she’s weird". (Il est rapide, elle est bizarre). Parce qu’elle est une femme, la sorcière rouge ne peut-elle pas être bizarre ? Et le terme "bizarre" n’est-il pas également un moyen de dire qu’en fait, Maria Hill n’a pas vraiment compris ce que faisait la Sorcière rouge ? N'est-ce pas un moyen de se moquer gentiment de Maria et de son pragmatisme ? (Et finalement, si on devait pointer un personnage du doigt, ce ne serait ni Black Widow ni la Sorcière rouge, mais bien Quicksilver qui a droit à la même réplique tout du long.)
Typiquement, cette réplique "He's fast, she's weird" fait partie des répliques "à la Whedon". Peu importe qu'on soit un homme ou une femme, tout le monde peut en prendre pour son grade. Souvent, c’est par des touches d’humour bien senties que Joss Whedon fait descendre ses personnages de leur piédestal.
Entre Avengers 1 et 2, beaucoup de bruit pour rien ?
Lorsque dans Avengers 2, Tony Stark relève le challenge du marteau de Thor, on est d'ailleurs en plein dedans. Et c'est pourtant cette autre scène du film qui pose problème aux détracteurs de Whedon. Stark, comme le grand provocateur qu’il est, réclame Asgard s’il réussit le pari et précise qu’il réhabilitera alors le droit de cuissage. De la bouche de Tony Stark, celui qui passe sa vie à mettre en boîte ses camarades et qui se moque ici de Thor, on comprend qu’il s’agit d’une blague et rien de plus.
On comprend certes que cette blague puisse aussi mal passer, Stark étant l'un des puissants de ce monde fictif. Mais, cette phrase sortie de la bouche de son personnage fait-il de Whedon un auteur sexiste ? Doit-on prêter à des personnages des intentions sexistes ? Et au lieu de penser que cette phrase ait pu faire passer au grand public un message de violence ordinaire envers les femmes, est-ce que cela ne pourrait pas être, à l'inverse, un moyen pour Tony Stark de la dénoncer par l'humour ?
On imagine très bien qu'ici, Whedon ait voulu moquer sa troupe de mâles dominants (Black Widow ne voit d'ailleurs pas l'intérêt de se prêter au jeu) et montrer aussi, par le prisme de l’humour, leur faiblesse en tant que super-héros qui ne peuvent pas tout réussir. N'est-ce d'ailleurs pas ce qui va perturber Stark durant tout le reste du film et lui faire commettre des erreurs ?
Black Widow le film qu'on attendait (ou pas) !
Et sinon le vrai sujet, ce ne serait pas...
Malheureusement, c'est souvent quand on défend une cause ou une question que l'on est sujet à se retrouver ensuite au coeur même du débat. Surtout quand on a qualifié, une semaine avant, la bande-annonce de Jurrasic World de sexiste (avant de s'en excuser).
Mais, finalement, le débat ne devrait-il pas plutôt se déplacer à un autre endroit ? Comme par exemple : quand est-ce que Black Widow aura son film ? Ou quand est-ce que ce ne sera plus un risque de monter un film avec une super-héroïne, un film que les gens iront VRAIMENT voir en salles ? Ou soyons carrément fous et intéressons-nous à ces créateurs qui, contrairement à Joss Whedon, peuvent faire tout un film ou toute une série sans... un seul personnage féminin intéressant dedans. Partis pour une vraie et bonne nouvelle polémique ?