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    "Cartouches Gauloises" : rencontre avec Mehdi Charef

    A l'occasion de la sortie de "Cartouches Gauloises", Mehdi Charef évoque pour AlloCiné son film et les souvenirs de son enfance en Algérie, juste avant que la guerre ne se termine. Témoignage.

    AlloCiné : Pourquoi ce titre, "Cartouches Gauloises" ?

    Mehdi Charef : D'abord à cause des cartouches de cigarettes... Quand j'ai commencé à vendre les journaux dans les bistrots français, presque tous les soldats fumaient. C'était une odeur que je ne connaissais pas, le tabac étant trop cher pour nos parents qui, eux, chiquaient. Mais j'aimais cette odeur, elle me prenait à la gorge, et puis il y avait tous ces paquets de couleurs différentes, des cartouches entières offertes aux soldats. Et puis "Gauloises" parce qu'on nous apprenait à l'école que cela fait partie de l'histoire de la France, les Gaulois... Et, bien sûr, ce sont aussi les cartouches, les balles de révolver qu'on entendait siffler quand on était mômes. Souvenir important pour moi car, la première fois que j'ai entendu une balle siffler, j'avais seulement trois ou quatre ans...

    Votre film est en partie autobiographique...

    Il y a beaucoup de choses qui viennent de moi, de mon expérience : ma tante, l'oncle emprisonné par les soldats français et emmené dans le camion, ma mère qui se fait frapper par le harki... Je n'ai pas voulu creuser mes propres souvenirs, je me suis contenté de ce dont je me rappelais clairement, cela suffisait pour faire mon film. Pour le reste, ce sont des choses que mes parents m'ont racontées plus tard. Il y a environ cinq ans, alors que j'écrivais cette histoire par brouillons, j'ai demandé à ma mère pourquoi, lorsqu'elle voyait arriver des soldats français, elle se mettait toujours de la terre sur le visage ; et elle m'a expliqué que c'était pour se rendre laide, pour éviter que les soldats ne la prennent, car ils enlevaient des filles de son âge qu'ils emmenaient à la caserne et qu'on ne revoyait plus. C'est ce genre de détail qui a rendu l'écriture du scénario difficile, car je savais que les Français refuseraient qu'on les accuse d'avoir fait ça... C'est l'une des raisons pour lesquelles je suis resté bloqué des années sur cette histoire.

    Ali, c'est donc bien vous...

    Oui, j'ai moi-même vendu des journaux, et j'avais aussi un "Nico", un ami français. Il s'appellait José, il avait des cheveux blonds en brosse et, d'ailleurs, quand j'ai commencé le casting, inconsciemment je cherchais un gamin qui lui ressemblait. Notre amitié est devenue vraiment intense et grave quand il a compris, en écoutant ses parents, que lui aussi finirait par quitter l'Algérie pour la France.

    Dans le film, Ali, Nico et leurs amis construisent une cabane près d'un fleuve. Au fur et à mesure que les amis repartent en France, la cabane se vide de ses occupants. Peut-on y voir une métaphore de la guerre d'Algérie ?

    C'est en écrivant la dernière version du scénario que je me suis rendu compte que cette cabane, effectivement, symbolisait l'Algérie. Cela m'a paru d'autant plus évident lorsque j'ai commencé les répétitions avec les enfants, Ali Hamada et Thomas Millet, surtout quand ce dernier dit à son ami : "T'es content de nous voir partir, comme ça tu auras la cabane pour toi tout seul."

    Pourquoi avoir choisi de raconter ces événements du point de vue des enfants ?

    Parce que je n'avais jamais parlé de moi en tant qu'enfant... Avant cela, j'avais l'impression que ce gamin ne méritait pas qu'on parle de lui ; mais je sentais qu'il était toujours vivant, je sentais son coeur battre en moi, même s'il respirait à peine... L'exil et l'arrivée en France ont cassé l'enfant qui était en moi et, après, je n'ai plus jamais voulu parler de lui, comme si c'était sa faute. Nous, les enfants de cette période, avons beaucoup souffert – et nos parents ne le voyaient pas ou n'ont pas voulu le voir. Mais ma mère m'emmenait partout avec elle, y compris où se déroulaient des drames... J'étais là quand ils ont enlevé mon oncle, quand ma tante a été tuée. Je sais que ma mère en a été traumatisée, et moi je voulais être comme elle, partager ses angoisses. Nous aussi, les enfants, avons fait cette guerre. Je pense que mon ami José avait dû vivre la même chose car, quand nous sommes arrivés en France, il n'a pas souhaité me revoir, sans doute pour ne plus avoir à parler de tout ça... En écrivant ce film, je libérais l'enfant qui était en moi.

    Comment expliquez-vous que la genèse du film ait duré si longtemps ?

    Cela ne s'est pas fait tout de suite parce que je craignais les gens : Français, Harkis, Algériens... La vision que j'avais de la guerre n'était pas celle des adultes, et je le savais. Je suis d'une génération où mon père me disait qu'il fallait se taire quand on habitait dans un pays étranger, et surtout ne pas faire de politique, ni de manifestations... Je n'ai pas pu écrire pendant longtemps car j'étais inconsciemment attaché à ça. Et je ne voulais pas que, sur certaines scènes, on reproche au petit Algérien que je suis de régler ses comptes avec la France. Mais, à un moment donné, ça doit sortir : on en a marre de ce silence, marre qu'on dise que ce n'était pas une guerre, alors que c'est faux. J'avais besoin de le dire.

    Comment avez-vous découvert les deux enfants du film ?

    J'ai fait beaucoup d'essais avec des enfants par couple, afin de trouver Ali et Nico en même temps. Ils devaient donner l'impression de se connaître depuis longtemps. J'ai vu beaucoup d'enfants, deux ou trois cents en France et idem en Algérie... Thomas Millet avait un air de chef, comme mon ami José ; quant à Ali, il avait l'air tellement sûr de lui... Ils avaient surtout très envie de participer à ce film.

    Dans le film, Ali distribue les journaux. Le chef de gare lui fait remarquer que l'Indépendance sera en Une de "son" journal. En portant les quotidiens, Ali porte aussi l'Histoire dans ses bras...

    En effet. Certains jours, j'étais très mal, parce que je venais de voir à la Une une mauvaise nouvelle pour les Français. Au bordel, c'était pareil : les prostituées ne voulaient pas voir certains titres, car l'Indépendance signifiait la mort pour elles. J'étais parfois bien accueilli, et d'autres fois l'on me regardait à peine. Je sentais alors que je portais quelque chose d'important.

    Juste après la guerre d'Algérie, un film comme "Muriel ou le Temps d'un retour d'Alain Resnais évoquait les événements sans en parler, par le silence. Le temps est-il venu d'en parler différemment ?

    Le temps est venu, oui, mais parce que d'autres films nous ont guidés. Les films américains sur le Vietnam, par exemple : j'y ai appris qu'on pouvait dire certaines choses très violentes à des gens qu'on aime beaucoup, qui peut-être pourront le prendre mal, mais qu'il faut le dire malgré tout. Les Américains sont parvenus très tôt à parler de leur guerre folle. Les Français, eux, ont aussi énormément souffert mais ne le disaient pas. Parce qu'on n'a pas voulu croire que c'était une guerre – on appellait cela les "événements". Ce qui rend fou, c'est de ne pas savoir pourquoi l'on se bat. En Algérie, les Français se battaient contre des gens qu'ils ne connaissaient pas et qui ne leur avaient rien fait, qui avaient simplement envie de rester chez eux, et certainement pas d'envahir qui que ce soit. Les soldats français en ont été traumatisés, et surtout les jeunes appelés, qui aujourd'hui sont toujours incapables d'en parler. Ils n'osent rien dire ; peut-être parce qu'à un moment donné, ils ont glissé dans une sordide histoire...

    Plusieurs films récents évoquent les événements en Algérie : "Mon colonel", "L'Ennemi intime"... Comment expliquez-vous ce phénomène ?

    Peut-être que notre génération en avait besoin... Nous avons attendu une trentaine d'années, que d'autres le fassent avant nous, et puis finalement personne n'a pris les choses en main. Il fallait qu'on passe par là pour se sentir mieux, et réaliser d'autres films. C'est notre génération qui fait ça.

    Propos recueillis par Eric Nuevo à Paris le 16 juillet 2007.

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