AlloCiné : Comment vous est venue l'idée de faire ce documentaire ?
Rithy Panh: Il y a longtemps j'ai assisté à une scène, je travaillais dans le building blanc (lieu où a été tourné le documentaire, NDLR), lorsqu'un jour j'aperçois une jeune fille qui voulait essayer de sortir d'un appartement, mais on lui avait empêché. A ce moment là, je n'ai pas pu agir, je ne sais pas pourquoi... Est-ce que la situation n'était pas bonne pour que je réagisse ? Etait-ce par manque de courage ? Je ne sais pas, mais il s'avère que c'est une image qui me reste. Je me suis dit qu'un jour il faudrait que je fasse un film, raconter l'histoire de ces filles-là, je trouvais que c'était important de leur donner la parole. Dans la plupart des films qui ont été fait sur ce sujet, nous n'entendons pas ce qu'elles ont à dire : on parle souvent à leur place et on ne donne pas le temps à ces personnes de s'exprimer.
Comment s'est déroulé le premier jour du tournage ? Est-ce qu'elles vous ont fait tout de suite confiance ?
Ça c'est fait progressivement, parce que d'abord je suis un homme, et l'image qu'elles ont des hommes est mauvaise. La confiance ne s'est pas installée tout de suite, mais c'est normal, elles avaient le droit de savoir ce que j'avais l'intention de faire. Petit à petit, elles se sont rendues compte qu'on ne faisait pas un film sur elles mais avec elles, ce n'est pas comme un reportage qui se déroule sur trois ou quatre jours. Quand on vend son corps, on n'a pas fait ce choix, on le fait soit par nécessité financière, soit parce qu'on vient d'une famille éclatée, soit parce qu'on a pas eu la chance de faire des études. Il y a plusieurs autres raisons.... Quand on vend son corps, on meurt un petit peu chaque jour, on perd son humanité. Je trouve que la meilleure chose pour se réapproprier son identité et exprimer sa dignité, c'est la prise de parole. C'est pour ça que j'ai laissé le temps à ces jeunes femmes. C'est un film qui s'est fait sur 18 mois, donc c'est quand même long... Depuis que le film est terminé, on continue encore à se voir.
Vous avez encore des nouvelles de ces filles ?
Pour certaines oui, pour d'autres non. Ces dernières ne souhaitaient pas maintenir le contact avec nous parce qu'en faisant le film, elles pensent qu'elles se donnent le courage de s'en sortir, et comme elles replongent, c'est compliqué, elles ont peut-être honte de cet échec. Pour celles qui s'en sortent à peu près, on essaye de les accompagner. On essaye de savoir comment elles vont, il y en a d'autres avec lesquelles nous n'avons plus de contact car elles ont déménagé...
Ces filles qui vendent leur corps pour nourrir leur famille, sont en retour rejetées par les leurs. Comment pouviez-vous justifier un tel comportement de leur part ?
Vous savez, ce n'est pas facile pour une famille cambodgienne de perdre sa fille de cette manière-là... Les valeurs sont bousculées et bafouées, donc est-ce que c'est à cause de la guerre ? Est-ce que c'est à cause de la misère ? C'est un peu de tout. Bon évidemment, je ne dis pas que c'est à cause de la guerre qu'elles sont prostituées. Mais je dirais que sans la guerre, elles ne seraient peut-être pas là. Vous savez, parfois quand je tourne un film, je me dis que ça pourrait être moi... Pourquoi elles ? C'est notre devoir de les écouter.
Qu'est ce qui vous a le plus choqué dans leurs témoignages ?
Choqué non. Quand on est choqué, ça veut dire que c'est négatif. J'espère que j'ai tort, mais pour une majorité de ces filles qui vendent leur corps, elles perdent quelque chose à jamais, et c'est là que je suis très inquiet. Il faudrait accentuer l'effort dans l'accès à l'éducation, dans des développements à la campagne, pour que ces gens-là n'arrivent pas là comme des esclaves...Elles peuvent évoluer par la suite, mais avant il faut savoir lire et écrire, il faut savoir compter...
Pensez-vous que la page sera tournée sur le génocide qu'il y a eu au Cambodge ?
Bien sûr. Pour tourner la page il faut déja écrire. Moi, je ne fais qu'initier. C'est aussi aux générations suivantes d'écrire la page, d'écrire l'histoire. Il faut encore une ou deux générations encore pour tourner la page.
Le documentaire se termine sur une note positive... Le voyez-vous sous cet angle ?
Je vois plutôt l'espoir, le fait qu'elles acceptent de parler, çela veut dire qu'elles sont déjà dans le dynamisme d'espoir, ça veut dire qu'elles ont déjà envie de s'en sortir...Quand l'une des filles dessine sur le mur, ça veut dire beaucoup de choses. Il y a un journaliste qui a particulièrement bien analysé cette scène : il a dit qu'elle a transformé l'instrument d'aliénation en art brut. Le désespoir vient du fait que personne ne s'occupe d'elles et qu'elles sont considérées comme indésirables. Ici, il y a des lois et des droits qui les protègent. Au Cambodge, les filles sont vues comme des moins que rien, mais moi ça m'intéresse les moins que rien ! (Sourire)
Que faudrait-il faire pour protéger ces filles ?
Il faut leur apprendre à revenir à la vie. J'essaye d'aider une ou deux filles, mais si chacun tend la main à une fille, ce serait bien. Les ONG les sauvent mais elles replongent ensuite parce que ce n'est pas évident. Si on a la patience d'être avec elles, de les orienter, alors on peut les aider, mais c'est long, et ça personne ne veut le faire. Ce n'est plus un problème d'ONG, c'est un problème de solidarité entre les individus. Les ONG sont là pour colmater une urgence, mais à long terme il faudraient que les individus agissent.
Propos recueillis le 28 mars par Annie Chhan