Engagé sur tous les fronts, de la défense de l'exception culturelle au soutien aux Sans-papiers, l'infatigable Bertrand Tavernier trouve encore le temps de tourner des longs-métrages ambitieux, en prenant soin d'alterner films d'époque et oeuvres contemporaines. Après Capitaine Conan, fresque sur la Première Guerre mondiale, le cinéaste nous faisait vivre le quotidien d'un instituteur du Nord de la France dans Ca commence aujourd'hui, puis se penchait sur le monde du cinéma sous l'Occupation à l'occasion de Laissez-passer. Il revient aujourd'hui avec Holy Lola : une plongée dans l'univers de l'adoption et le portrait d'un pays meurtri, le Cambodge, le tout servi par deux comédiens impeccables, Isabelle Carré et Jacques Gamblin. Allociné a recueilli les souvenirs de tournage de l'affable réalisateur et de sa lumineuse actrice. Morceaux choisis.
Naissance d'un projet
Bertrand Tavernier : C'est parti d'un très beau livre de ma fille Tiffany, qui contient des chapitres bouleversants inspirés par ce qu'elle a vécu à Calcutta avec Mère Teresa (Dans la nuit aussi le ciel, paru en 2000). C'était le récit d'une jeune fille déboussolée, catapultée dans le monde humanitaire. J'avais voulu en faire un film, mais Tiffany m'a prévenu que ce serait très difficile de pouvoir tourner là-bas. Quelques années plus tard, c'est elle qui m'a suggéré de faire un film sur l'adoption.
Le choix des comédiens
B. T. : Après Laissez-passer, j'avais très envie de retravailler avec Jacques Gamblin, et surtout de l'emmener dans un film contemporain. Pour Géraldine, je voulais une actrice jeune et surtout qui ne soit pas identifiée à la maternité, qui n'avait jamais eu un bébé dans les bras à l'écran. Et puis il fallait qu'on sente que ces deux personnes vivent ensemble depuis dix ans.
Le bonheur des unes fait le bonheur des autres
B. T. : Au départ, j'avais choisi Marie Gillain pour le rôle de Géraldine, mais elle est tombée enceinte quelques semaines avant le tournage. Cela m'était déjà arrivé il y a vingt ans : je devais faire un film au Canada avec Nathalie Baye, mais elle est tombée enceinte de Laura Smet, et j'ai donc fait Un dimanche à la campagne avec Sabine Azéma, qui a décroché un César pour ce rôle. Quelques années plus tard, je devais tourner La Vie et rien d'autre avec Fanny Ardant, mais elle aussi attendait un enfant, et c'est encore une fois Sabine Azéma qui l'a remplacée... et a été de nouveau nommée au César. Du coup, Sabine m'a demandé si je n'avais pas une autre comédienne enceinte dans mon entourage... (sourire)
La tentation d'Isabelle
Isabelle Carré : Je devais jouer dans une pièce de Büchner et j'ai choisi d'y renoncer pour tourner le film. Cette décision n'a pas été facile à prendre. J'étais en pleine répétition à Marseille et je suis partie comme une femme adultère... J'ai été bouleversée par le scénario. Il était évident que ça n'allait pas être un film comme les autres, mais une expérience de vie. L'idée de découvrir un pays de cette façon-là me séduisait, et puis le thème de l'enfance me touchait profondément. A 13 ans, j'étais partie au Brésil avec mes parents, et j'avais eu un vrai choc en voyant la situation des enfants là-bas.
Une fiction documentée
B. T. : Ce n'est pas un film sur l'adoption, mais un film sur un couple qui adopte. Je ne voulais surtout pas faire un documentaire, mais un film avec de vrais personnages, car je souhaitais parler du couple et du désir. Mais il est certain qu'Holy Lola est une fiction très documentée. Comme L 627 et Ca commence aujourd'hui, une partie de l'intrigue repose sur l'exactitude. Et on n'a pas exagéré, je suis même parfois au-dessous de la vérité.
Histoires de vies brisées
I. C. : C'est vrai que je suis arrivée très tard sur ce projet, mais de toute façon, que l'on soit préparé ou non, le choc est inévitable, et peut-être même nécessaire. J'ai été très marquée par mes visites à l'orphelinat et au musée du génocide. Bertrand m'avait prévenue que même si le scénario était très écrit, ce qui lui importait c'était notre regard à nous, la façon dont on allait réagir et transmettre nos émotions.
Echanges franco-cambodgiens
B. T. : L'équipe était composée de 75 Cambodgiens et de 25 Français. Evidemment, les postes-clés étaient attribués aux Français, car il n'y a pas d'industrie du cinéma au Cambodge. Mais on a formé beaucoup de gens, dont certains se sont révélés exceptionnels, au niveau de la régie, de la direction de production. Aucun des comédiens cambodgiens du film n'est professionnel : l'un enseigne le français, un autre est patron de bar...
Ca commence aujourd'hui, ça recommence demain
I. C.: Ce qui m'a touché chez Pierre et Géraldine, c'est qu'ils n'adoptent pas seulement un enfant, mais un pays. Et puis, ce n'est pas un couple d'Occidentaux gâtés, qui partent se chercher un petit Cambodgien pour se ressouder ou se rassurer sur leur capacité à être parents. On sent bien que leur décision a été soigneusement mûrie. C'est pour ça d'ailleurs que toutes ces étapes, si longues, sont nécessaires. Ils arrivent dans ce pays en se disant "Ca y est !" et en fait, tout recommence. De même, à la fin du film, lorsqu'ils reviennent en France avec le bébé, j'aime les plans sur les montagnes, parce que ça dit bien l'énormité de ce que ça représente, pour eux comme pour l'enfant. Tout est encore à refaire. Ce pourrait être le début d'un autre film.
Intimité
B. T. : C'est vrai que j'aborde des questions comme l'adoption, la maternité, donc je me livre forcément un peu plus. Et puis c'est la première fois qu'un de mes films est vraiment centré sur un couple, donc ça oblige à certaines choses... (sourire)
Le tournage, et après...
B. T. : Plusieurs acteurs du film ont parrainé des enfants. Pour ma part, j'aide une association qui s'occupe de refaire l'un des orphelinats qu'on voit dans le film. Et j'ai bien sûr gardé le contact avec la plupart des Cambodgiens de l'équipe. Vous savez, je continue à écrire à certains enfants de Ca commence aujourd'hui : récemment, j'ai reçu une lettre de la petite Ophélie qui me demandait si je voulais bien être son grand-père...
Recueilli par Julien Dokhan