Pour un coup d'essai, ce fut un coup de maître. En 2001, le réalisateur hispano-chilien Alejandro Amenàbar livrait son tout premier film tourné en langue anglaise : Les Autres.
Rassemblant ses thèmes fétiches tels que la mort, l’enfance, la solitude, l’illusion et l’acceptation, il les rattachait brillamment au fantastique et à une esthétique gothique, au service d'une œuvre dont le scénario est inspiré des films Les Innocents (tiré du roman Le Tour d’écrou d’Henry James) et La Maison du Diable.
Dans une interview de 2001, Amenàbar évoquait l'importance cruciale de la religion dans son film, voyant son œuvre comme une réflexion sur "la manière dont la religion donne un sens à la mort et au concept de destin". C'est dans cette logique que s'insèrent deux séquences dans le film. Deux séquences clés en fait.
"Parfois, le monde des morts se confond avec le monde des vivants"
Alors qu'elle fouille dans sa maison à la recherche d'indices sur les précédents propriétaires du manoir, le personnage de Grace (Nicole Kidman) découvre un album ancien, un livre des morts rempli de photographies de personnes décédées, vêtues de leurs plus beaux atours et placées devant l'objectif d'un appareil photo par leurs proches.
Si elle pense de prime abord que ces personnes (hommes, femmes et enfants) se contentent de dormir, la gouvernante Bertha Mills (Fionnula Flanagan) lui explique que les personnes sur les photos ne dorment pas, mais sont mortes.
En tournant les pages, Grace est choquée de voir des portraits de groupe et des enfants assis les uns à côté des autres, les yeux fermés. Bertha Mills lui dit : "Parfois, le monde des morts se confond avec le monde des vivants".
Revoici la séquence du livre des morts, pour le souvenir, visible à partir de 40 minutes et 17 secondes.
Dans le tout dernier acte du film, absolument brillant, Grace trouve une photographie sous le lit de Mme Mills qui a été retirée du livre. Il s'agit d'une photo datant de 1891 de Mme Mills, du jardinier, M. Tuttle, et d'une autre femme de chambre, Lydia, allongés les uns à côté des autres. Ils sont tous morts d'une épidémie de tuberculose, plus de 50 ans auparavant.
Ces albums photographiques, et plus simplement de tels types de photos, qui donnaient l'impression que les morts étaient bien vivants mais dormaient, ont parfaitement existé au XIXe siècle.
Une pratique qui nous semble désormais totalement morbide, parce que l'on a considérablement changé notre rapport à la mort, devenue bien plus taboue qu'à l'époque.
Saisir les traits d'un ou d'une défunt(e) avant qu'il ne se décompose sous terre, conserver une ultime image de la personne sous ses plus beaux atours... Cette pratique de la photo post-mortem est apparue en même temps que la photographie, dès 1839.
"En Europe et en Amérique, de nombreuses familles endeuillées ressentent le besoin de s’offrir ce précieux souvenir" raconte le site beauxarts.com, dans un très intéressant article consacré au sujet, intitulé Les portraits post-mortem, la mort dans l'objectif.
"Et pour cause : compte tenu de la nouveauté du médium, et de la relative complexité de la démarche (qui nécessite de payer un professionnel, et de se déplacer dans un studio où il faut poser immobile durant vingt minutes, la nuque enserrée dans un support métallique), ce dernier portrait est bien souvent le premier, et donc la seule et unique trace que ses proches garderont du défunt !"
Cette tradition photographique déclinera au fur et à mesure de la démocratisation de la photographie dans la première moitié du XXe siècle, avec l'utilisation d'appareils photos individuels bien plus maniables.
C'est à l'aune de ces considérations que l'on mesure la puissance du film Les Autres. Pendant presque tout le long-métrage, jusqu'à l'acte final porteur d'une charge émotive à fendre les pierres en deux, Grace et ses enfants ne réalisent même pas qu’ils sont morts, car ils se sentent aussi vivants et réels qu’avant.