Christophe Honoré n'est peut-être pas un habitué de la Compétition cannoise, vu qu'il n'y participe "que" pour la troisième fois en dix-sept ans. Mais il n'est pas rare de le voir présenter un film sur la Croisette, dans une section ou une autre. Souvent en compagnie de son actrice fétiche, Chiara Mastroianni, à l'affiche de sept de ses quinze longs métrages.
Sorti au cinéma en même temps que le jury de Greta Gerwig le découvrait, Marcello Mio va même encore plus loin : car il floute les frontières entre réalité et fiction, et raconte comment Chiara, actrice et fille de Marcello Mastroianni et Catherine Deneuve, décide un jour de vivre la vie de son père.
Une jolie comédie aux accents méta, où déborde l'amour du cinéaste pour ses acteurs et actrices (qui jouent ici leur propre rôle ou presque). Et une belle occasion de réunir Christophe Honoré et Chiara Mastroianni à notre micro.
AlloCiné : Comment est née cette idée qui vous a un jour conduit, Christophe, à dire à Chiara "J'aimerais que tu joues une version de toi qui décide de devenir ton père" ?
Christophe Honoré : Ça fait longtemps que j'essaye de travailler sur l'idée du trajet que fait un acteur vers un personnage. Ça, c'est quelque chose qui m'intéresse beaucoup. Je ne sais pas si tu te rappelles Chiara, mais on avait fait quelque chose ensemble au Forum des Images : "Cristal Stendhal" [discussion autour d'un film imaginaire, ndlr], où il était question d'une actrice qui allait vers un personnage et qui, au fur et à mesure, finissait par vivre sa vie, mais dans son quotidien.
J'avais vraiment envie de ça, et je crois qu'après Le Lycéen, j'avais aussi envie d'un film plus léger, d'une comédie. Donc, c'est un peu comme ça que j'ai fini par oser proposer proposer le film à Chiara : "Et si on essayait de faire une comédie de ta vie ?" Et de faire un portrait d'actrice d'aujourd'hui, qui serait une actrice un peu en crise et qui, à un moment, provoquerait le monde autour d'elle et essayerait de lui imposer son rêve.
Les gens n'arrivaient pas à me voir autrement que comme étant une projection de l'un et l'autre de mes parents
Avez-vous vécu des situations comme celles du film Chiara, notamment ce moment où l'on vous demander de jouer "plus Mastroianni et moins Deneuve" ? Des moments où vous ressentiez l'ombre de votre père ?
Chiara Mastroianni : Oui, parfois quand j'étais jeune. Mais ça n'est pas tant une histoire d'ombre que le fait que les gens n'arrivaient pas à me voir autrement que comme étant une projection de l'un et l'autre de mes parents.
Christophe Honoré : Comme des masques.
Chiara Mastroianni : Exactement, comme des masques. Sauf qu'à un moment donné, je me suis habituée. Et puis le masque me rendait bien service finalement, parce que comme je n'aime pas trop parler de moi, au bout d'un moment je me suis dit : il faut en prendre son parti, c'est comme ça.
Moi je sais ce que je vis à l'intérieur, mais je ne suis pas perdue par rapport à moi-même. Je me suis juste dit : si on me parle tout le temps de mes parents, je répondrais. J'en ai pris mon parti, mais ça va, ce n'est pas non plus systématique. Enfin je pense, je ne sais pas (rires) Peut-être que d'un coup, je vais avoir une espèce de crise de conscience après tout ça.
Christophe Honoré : Mais, de toute façon, je pense que tout individu, à un moment, s'interroge. Notamment une fois la quarantaine passée. Soudain, dans le miroir, on se dit "On dirait mon père, on dirait ma mère." On s'entend dire une expression…
Chiara Mastroianni : Alors que moi ça va être l'inverse. Comme on m'a toujours dit "On dirait ton père", ça va être : "Est-ce que c'est encore mon père ? Est-ce que je lui ressemble de moins en moins ?" Je me suis construite avec ça. Et à la limite, ça me fait plaisir, ça ne me pose pas de problème.
Et faire un film comme celui-ci vous permet de vous y confronter ouvertement.
Chiara Mastroianni : Oui, c'est aller au bout du processus.
Il y a aussi cette idée de savoir à quel point on peut se laisser hanter par un rôle - car on parle d'un fantôme ici. Jusqu'où l'on peut s'abandonner dans un personnage.
Christophe Honoré : C'est exactement ça, c'est vraiment l'enjeu du film. Comme on est sur AlloCiné, on peut se permettre d'être un peu plus cinéphile (rires) Mais c'est ce que je cherche à cerner : quel est ce processus, d'un acteur ou d'une actrice, que de se laisser envahir par un rôle ? Et un rôle, malgré ce qu'on pense, ce n'est pas une idée préconçue d'un personnage psychologique.
On ne se dit pas qu'on va créer un personnage qui fumera des cigarettes comme ça, qui sera plutôt irascible… Non, un rôle c'est, soudain, se laisser envahir par la fiction. Et comment les acteurs et actrices s'absentent d'eux-mêmes pour se laisser envahir par la fiction, ce qui n'est pas inconséquent. J'espère que c'est ce qu'on voit dans le film : Chiara qui se laisse envahir par une fiction qu'on connaît.
A priori, on arrive à discerner que c'est Marcello Mastroianni, dont on a une idée. Mais, au fur et à mesure du film, ça devient de plus en plus troublant, de plus en plus flou, incertain. Et on ne sait plus très bien ce qu'elle cherche, mais on voit qu'elle est dans une fiction totale, et on se demande à quel moment, et de quelle manière elle va en ressortir.
C'est quelque chose que l'on doit accompagner en tant que cinéaste. J'ai fait quinze films et je vois bien comment les acteurs et actrices, au bout de deux ou trois jours, ne sont déjà plus les mêmes. Ils sont presqu'intouchables, un peu comme en Inde. En tant que metteur en scène vous voyez qu'il faut les laisser, car il y a une magie qui s'opère en eux et dont le film va profiter à un moment. Mais il faut se poser la question de comment on va les ramener vers le réel après.
Un rôle c'est se laisser envahir par la fiction. Et comment les acteurs et actrices s'absentent d'eux-mêmes pour se laisser envahir par la fiction
C'est ce qui m'a plu aussi : au-delà de l'histoire de Chiara, on sent que c'est un film sur les acteurs et les actrices. Voire vos acteurs et actrices.
Chiara Mastroianni : C'est un prétexte oui. Ou une métaphore. Appelez ça comme vous voulez.
Christophe Honoré : On va dire une métaphore, c'est plus joli.
Chiara Mastroianni : Une métaphore alors. On le voit même avec le personnage de Fabrice Luchini, qui est super fédérateur et qui dit qu'on y croit. C'est un peu ce que nous, acteurs et techniciens, on dit à un réalisateur quand on fait son film : "On croit à ton histoire et on va se jeter dedans avec le plus de sincérité possible." Ce film n'est pas l'histoire d'un tournage, mais ça pourrait.
Christophe Honoré : C'est une histoire d'identification. L'identification d'une femme. L'identification d'un père.
Chiara Mastroianni : Mais c'est vrai ce que dit Christophe sur cette magie qui opère. Le matin j'avais l'impression d'enfiler un costume de super-héros qui me donnait des super pouvoirs, alors que je n'en ai pas. Mais ça me ferait ce genre d'illusion. Un peu comme un état amoureux en fait. Je pense que les metteurs en scène doivent se dire "A un moment elle va se faire larguer quand le film s'arrêtera, comment on va faire ?"
Et nous, de notre côté, on est là. Les gens vont te dire "N'y va pas Chiara, ça n'est pas sérieux !" Mais que voulez-vous ? Si on tombe amoureux, on tombe amoureux. On ne peut pas lutter. Et on ne veut pas lutter. Ça, c'est une mise à disposition totale de soi-même, et c'est très agréable. Moi, ça me convient très bien. Je préfère être nettement quelqu'un d'autre que moi-même, parce que ça me divertit.
Mais il y a aussi ce truc où elle se cogne, comme quand on se cogne contre une vitre transparente. Et d'un coup, c'est le réel. Quand elle voit que ce qu'elle fait a des conséquences, à la fin du film avec ce qu'il se passe avec sa mère, le réel la rattrape d'un coup. Et c'est là que tu prends le relais Christophe.
Christophe Honoré : Ça me fait rire, et je pense aussi que le film a une certaine cruauté. Parce que là, je propose à des acteurs d'être eux-mêmes. C'est-à-dire de ne pas pouvoir se distraire d'eux-mêmes : je propose à Catherine Deneuve d'être Catherine Deneuve, à Benjamin Biolay d'être Benjamin Biolay… J'ai bien conscience que je leur joue un tour.
Et je n'ai pu le faire que parce que j'avais une grande complicité avec Chiara, ou que j'avais déjà travaillé avec Catherine ou Benjamin. Fabrice, Nicole Garcia ou Melvil Poupaud, eux, pouvaient davantage s'interroger. Quoique Fabrice ne l'a pas fait.
Chiara Mastroianni : Fabrice il a commencé le film avant nous (rires)
Christophe Honoré : Oui, et ce qui était fort avec lui, c'est qu'il voulait rencontrer Chiara. C'était l'occasion pour lui car il n'avait jamais joué avec elle, et c'est après avoir vu Chambre 212 qu'il en a eu envie. Cet élan a été essentiel pour lui.
Les aléas cannois étant ce qu'ils sont, l'entretien s'est achevé sur cette phrase. Mais Chiara Mastroianni a pris le temps, ensuite, de nous préciser que, contrairement à ce que l'on pouvait penser au vu des souvenirs qu'elle aurait pu lui fournir, elle n'a pas participé à l'écriture de son personnage avec Christophe Honoré.
"Il mérite totalement son statut d'auteur", nous dit-elle, avant d'ajouter que c'est davantage avec la cheffe costumière Pascaline Chavanne et les responsables des maquillages qu'elle a pu faire naître cette version d'elle-même. "Et c'est très rare ça", conclut-elle avec enthousiasme.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Cannes le 21 mai 2024