"Avec plus de 700 apparitions de Napoléon sur le grand écran [...] et à peu près 350 à la télévision, l'Empereur est l'un des personnages historiques les plus représentés sur les écrans" a commenté l'historien et critique de cinéma Antoine de Baecque.
Du côté des livres, la figure fascine sans doute encore plus. En 2014, l'historien Jean Tulard, un des plus grands spécialistes du sujet, avançait le nombre astronomique (et invérifiable) de 80.000 ouvrages parus sur Napoléon; soit plus d'un par jour depuis sa naissance à Ajaccio en 1769. Ridley Scott a beau torpiller les critiques peu amènes sur son Napoléon, il s'agit avant tout d'une vision artistique - la sienne.
Il n'est pas facile de bâtir une oeuvre ambitieuse sur le personnage. Stanley Kubrick a travaillé dessus pendant des années, avant de jeter l'éponge suite au retrait de la MGM de son projet, qui avait pris peur devant l'échec en salle de Waterloo; particulièrement injuste d'ailleurs.
Des années auparavant, le cinéaste Abel Gance s'était pourtant lancé dans l'aventure. Une entreprise proprement pharaonique, portée à bout de bras par son interprète principal, Albert Dieudonné. Un rôle qui fit sa gloire et qui le marqua tellement que, par la suite, on ne lui confia pratiquement plus que le rôle de Napoléon. Et qu'il se consacra même à donner des conférences sur le Premier Empire, et ira jusqu'à se faire enterrer dans son costume de Napoléon...
Un film fleuve
Au début des années 1920, Abel Gance voulait consacrer une immense fresque à Napoléon Bonaparte, prévoyant le tournage de six à huit films allant de la jeunesse de "l'Aigle" à sa captivité à Sainte-Hélène. Le tournage du premier épisode commence en 1925. Le film dure sept heures, au bout desquelles le spectateur se trouve toujours à Montenotte, en 1796, avec l'empereur. Abel Gance ne parviendra jamais à terminer sa fresque, par manque de moyens.
Le film coûta 17 millions de francs, alors que le coût qui avait été envisagé pour la totalité de la fresque était de 20 millions. Le montage, variant de quatre à neuf kilomètres de pellicules (voire la version intégrale de treize kilomètres) surpassa largement la durée limite fixée par les producteurs.
Toutefois, ce premier épisode, diffusé en deux versions, une courte dite "Opéra" pour le public, et une longue dite "Apollo" pour la presse et les distributeurs - remporte un succès absolument phénoménal. Un triomphe auréolé aussi de véritables tours de force techniques.
Entre écrans partagés, images kaléidoscopiques, montages rapides, superpositions et autres effets visuels qui mettent en valeur les séquences les plus personnelles ou les plus épiques, figure la bataille finale longue de 20min, où Gance utilise trois caméras dans un système baptisé polyvision. L’écran traditionnel est alors éclaté en trois images distinctes, une par caméra, qui se raccordent en un vaste panorama. Un résultat spectaculaire qui décuple l'effet épique de son oeuvre.
Abel Gance passera sa vie à monter et remonter son film, comme la version qu'il livre en 1935, sonore cette fois-ci, qui offre une structure narrative très différente de celle, muette, de 1927. Ou celle de 1971, qui sera baptisée Bonaparte et la Révolution. En fait, son chef-d'oeuvre a tellement été monté et remonté, avec en prime la perte du négatif original pour ne rien arranger, qu’il a longtemps été impossible de déterminer sa forme originelle.
Une quête du Graal
L' histoire de la restauration du film est aussi fascinante que celle de Bonaparte lui-même. Pour l'historien du cinéma et réalisateur Kevin Brownlow, un des plus grands spécialistes d'Abel Gance, retrouver la version intégrale de l'oeuvre du cinéaste, en tout cas la plus complète possible, a été une quête du Graal. La quête d'une vie, même.
"J'ai passé 50 ans à traquer aux quatre coins du globe les archives encore existantes, depuis que j'ai découvert pour la première fois, enfant, le film sur une copie 9.5 mm en 1954" confiait-il dans un passionnant billet publié dans le Guardian, en 2013.
Sa première rencontre avec le Napoléon de Gance remonte alors qu'il fouine dans la bibliothèque de son école et tombe sur une boîte de film qu'il pense être un film éducatif. "Quand j'ai projeté le film sur un mur à la maison, je n'avais jamais rien vu de tel" racontera-t-il. Il s'est rapidement rendu compte qu'il n'avait que deux bobines sur les six prévues; c'est là que sa quête démarra.
"J'ai même écrit une lettre à son réalisateur, Abel Gance, [...] parce que je n'arrivais pas à croire ce que j'avais vu". Le cinéaste, alors directeur de la Cinémathèque française, fut ému de voir qu'un jeune Anglais s'était montré intéressé par son film, il se rendit alors au British Film Institute pour une rencontre totalement inattendue. "Ma mère appela mon école, j'étais en plein milieu d'un examen, mais ils m'ont laissé allé le voir".
Des années plus tard, au prix d'un travail de moine bénédictin à écumer les cinémathèques et du monde entier, y compris bien entendu celle de Paris où il fut d'ailleurs surnommé "le voleur", Kevin Brownlow a pu mettre la main sur suffisamment d'éléments pour restaurer une version de cinq heures du film, qu'il montrera à Gance et présentera en avant-première à l'Odeon Leicester Square, en 1968 puis au festival du film de Telluride en 1979.
Une expérience qui va rendre Gance -qui approchait des 90 ans- confus et crispé, pensant de prime abord qu'on allait lui montrer un documentaire sur la restauration de son film : "Je me souviens que Gance disait qu'il avait l'impression d'avoir fait tous ses films sonores les yeux fermés. Il était si sympathique, si surpris de retrouver ce petit enfant passionné par son travail. [...] Le seul inconvénient pour lui était son niveau d'anglais, même si l'enthousiasme n'a pas vraiment besoin de traduction".
Sa copie a été projetée dans les cinémas anglais, tandis que Francis Ford Coppola s'est chargé de la distribution aux États-Unis avec sa société American Zoetrope; réalisant un nouveau travail de montage et créant une nouvelle bande originale de Carmine Coppola à partir de cette version restaurée. Le succès a aussi été au rendez-vous. A New York, en janvier 1980, Coppola avait loué l'immense et fameux Radio City Hall, doté de 6000 places, pour y organiser une projection du film. Il sera joué à gichet fermé !
Netflix entre dans la danse
Depuis 1927, le Napoléon d'Abel Gance a déjà été restauré cinq fois dont trois fois par la Cinémathèque française. En 2000, Kevin Brownlow a fait une troisième restauration de son côté; version qui sera éditée par le BFI en Blu-ray en 2016. Mais ce n'est pas encore assez.
Car de son côté, le réalisateur et chercheur Georges Mourier a lui aussi pris son bâton de pèlerin et entamé un très long et coûteux travail de restauration, sous les auspices de la Cinémathèque française qui lui passera commande en 2007. A l'origine, il devait mener une mission consistant à faire l'inventaire des boîtes contenant les multiples bobines du film - qui compte plus de 600.000 images.
"Au bout de deux ans de travail [...], on s’est aperçus que toutes les restaurations précédentes avaient indistinctement mélangé deux négatifs originels. A savoir, les négatifs de la première version, dite "Opéra", diffusée à l'Opéra Garnier en avril 1927, et ceux de la deuxième version, dite "Apollo", diffusée à la presse et aux professionnels deux mois plus tard dans une version longue, au cinéma Apollo" confiait-il au micro de Radio France en 2020. "
Un travail préparatoire de restauration titanesque, qui prendra dix ans. "Le 3 mars 2009, nous devions remettre notre première expertise à la Cinémathèque. Avec Laure Marchaut, mon assistante, nous nous sommes rendu compte qu’une des boîtes du CNC avait une codification bizarre.
En réalité, derrière ce numéro se cachaient non pas une mais 179 boîtes. Sur place, nouvelle surprise, le bordereau indique un tout autre chiffre : 487. Toutes ces boîtes avaient été entreposées à la Cinémathèque de Toulouse des années plus tôt par Claude Lafaye, grand amoureux du travail de Gance, pour être sauvées d’une destruction programmée". L’équipe de Georges Mourier s’est retrouvée avec pas loin de 1000 boîtes supplémentaires à inventorier.
"C'est un film Frankenstein !"
Comme le rapporte ce passionnant article sur le site du CNC détaillant les étapes de cette restauration, ce n'est en réalité qu'en 2017 que le travail de restauration a réellement pu débuter. Le processus est tellement long et coûteux (4 millions d'euros) qu'il nécessite l'intervention d'un mécène. Netflix annoncera ainsi en janvier 2021 participer financièrement à la reconstruction de l'oeuvre.
En mai 2021, Georges Mourier était venu présenter son travail durant Cannes Classic, et espérait achever cette version restaurée pour cette fin d'année, qui marquait aussi le bicentenaire de la mort de Napoléon. "C'est un film Frankenstein" expliquait-il.
"Le spectateur de 2021 ne saura jamais d'où l'on est parti. Là, pour retrouver un plan, il a été recomposé en quatre morceaux. C'est plus que de la couture, c'est de la dentelle, c'est de la dentelle parce que on est obligé de défaire les dentelles qui ont été faites par nos prédécesseurs, ne pas casser le fil et le retisser avec le bon sens qui est le sens de la grande version".
Mais aucune projection de l'oeuvre restaurée en vue cette année-là, hélas... Il faudra au bout du compte attendre l'été 2024 pour voir débouler cette ultime version du chef-d'oeuvre d'Abel Gance. 17 longues et interminables années après le début de ce qui ne devait être qu'un "simple" travail d'inventaire. Un épilogue qui sera assurément un des moments cinématographiques forts de l'année.