Aujourd'hui sort en salles, le drame intimiste Lost Country. Le réalisateur serbe Vladimir Perišić, aidé au scénario par la française Alice Winocour, retracent les questionnements d’un adolescent – le fascinant Jovan Ginić – évoluant dans la Serbie du milieu des années 1990, sous le régime nationaliste et corrompu de Slobodan Milošević dont la mère – interprétée par Jasna Đuričić – en est le porte-parole. La Yougoslavie est morte, vive la Serbie ? Peut-être pas...
AlloCiné est allé à la rencontre d’un metteur en scène intransigeant qui affronte le passé de son pays.
Allociné : Votre premier long métrage Ordinary People est sorti en 2009, quel a été le point de départ pour ce second ? (Je mets de côté le segment Les Ponts de Sarajevo qui est un film collectif). Pourquoi ce délai entre les deux films ?
Vladimir Perišić : Ordinary People avait été porté par une urgence, par un geste politique : c'était très important de le faire avant que Radovan Karadžić (ex-président de la République Serbe de Bosnie, condamné pour crimes contre l’humanité) et Ratko Mladić (chef de l’armée de la République Serbe de Bosnie, condamné pour crimes contre l’humanité) ne soient arrêtés. Un peu comme lorsque Roberto Rossellini va faire Rome, Ville Ouverte après la chute du fascisme italien ou Allemagne, année zéro dans les ruines de Berlin en 1945.
Pour Lost Country, au contraire, j’avais besoin d’un certain temps et d’une distance pour pouvoir aborder le sujet : mon rapport avec ma mère qui a participé à la politique du régime de Slobodan Milošević. Elle n’était pas porte-parole comme la mère de Lost Country mais travaillait à la culture. Traiter frontalement l’origine de cette blessure demandait une maturité pour pouvoir être raconté.
Traiter frontalement l’origine de cette blessure demandait une maturité pour pouvoir être raconté.
Quand je suis arrivé en France pour mes études à la Femis, j’ai lu un entrefilet dans Libération sur le suicide de la fille de Mladić, Ana. En Serbie, c’était tenu secret. Elle a mis fin à ses jours en 1994, un an avant Srebrenica. Elle avait dû deviner, pressentir ce qui allait se passer. Cela m’avait interpellé parce que je me reconnaissais dans son destin.
L’idée de mon moyen métrage de fin d’études Dremano oko est venu de là mais c’était plus facile de la traiter sur le rapport père-fils parce que la révolte contre le père est un passage obligé. Quand j'ai fini ce film, je savais que je n’étais pas allé jusqu'au bout. Je pensais qu'il fallait faire Ordinary People pour se confronter aux crimes de guerre et qu'ensuite, viendrait le temps de raconter plus personnellement mon histoire.
AC : L’action se situe à Belgrade, à la sortie des Guerres d’indépendance yougoslaves. Belgrade ça veut dire " la ville blanche ", pourtant ce sont la pénombre et le gris qui prédominent. Pourquoi avoir opté pour le 16mm et les scènes nocturnes ou très peu éclairées en intérieur ?
Mes deux films précédents, le moyen métrage Dremano oko et Ordinary people, ont été tournés en pellicule, en lumière naturelle ou, pour les scènes de nuit, uniquement avec l’éclairage urbain de la ville. J’aime le rendu de la lumière naturelle sur la pellicule, surtout en 16mm.
Nous voulions créer une " sonate lumineuse "
Pour Lost Country nous voulions créer une " sonate lumineuse ". Chaque journée fictionnelle a des atmosphères lumineuses différentes, en fonction du moment où la scène se passe. Et, sur l’ensemble du film, on passe des scènes en extérieurs, à la campagne, baignées de soleil, à des scènes en ville où, au fur et à mesure que se développe le drame, se multiplient les scènes d’aube, de crépuscule, ou de nuit. C’est une façon de transcrire le drame par la lumière. Le personnage est aspiré ou dévoré par la nuit.
AC : Comment on " reproduit " l’espace public de Belgrade de 1996 en 2022 ?
Je n'aime pas du tout la reconstitution historique dans les films. Il y a, dans cette approche, quelque chose d’antiquaire, de poussiéreux. Je voulais un film qui ne soit pas au passé, mais qui se passe ici et maintenant, comme dans les films de la Nouvelle Vague.
Pour éviter la reconstruction des années 1990, nous avons fait de longs repérages, afin de trouver les parties de la ville qui n’ont pas changé et que je pouvais filmer aujourd’hui comme si on était en 1996. Une fois qu’on les a trouvées, on a très peu modifié ces lieux. Les appartements, les rues et l’école sont restés les mêmes que dans les années 1980-1990, ce qui me permettait d’avoir une approche plus documentaire au tournage. Même le survêtement marqué " Jugoslavia " et un peu effacé que porte Stefan au début du film, je l’ai trouvé comme tel sur Internet.
La partie principale du film est tournée dans un seul quartier, celui dans lequel j’ai grandi dans les années 1990. Je voulais que Lost Country soit aussi une sorte de relevé topographique de ce quartier. Je me suis rappelé qu’enfant, avec une bande de copains, nous avions un jeu qui consistait à connaître les passages secrets, les arrière-cours, les jardins, les ruelles du quartier et à se déplacer dans ce quartier uniquement par ces chemins-là.
Les enfants ont une sorte de topographie bien à eux
Les enfants ont une sorte de topographie bien à eux. Je suis allé les revoir et je me suis rendu compte que, alors que le reste du quartier a pu changer depuis, ces arrière-cours sont restées identiques. Ainsi, j’ai décidé de filmer ce quartier " de dos ", à partir du point de vue de l’enfant.
AC : Qu’est-ce qui vous a motivé à faire tourner des non-professionnels (les adolescents notamment Jovan Ginić, très impressionnant de colère rentrée) face à des acteurs confirmés notamment Jasna Đuričić et Boris Isaković que vous avez retrouvez après votre court métrage Dremano Oko et Ordinary People en plus pour le second ?
J’aime travailler avec les non-professionnels. C’est la partie de la fabrication d’un film dans laquelle je trouve le plus de plaisir. Étymologiquement, " amateur " vient de l’italien " amato ", celui qui aime. Et lorsque ces amateurs sont des enfants, le travail devient un jeu. C’est aussi une façon, pour moi, de retrouver une part d’enfance.
D’autre part, Jasna Đuričić et Boris Isaković – deux acteurs exceptionnels – sont devenus une sorte de famille, ma famille cinématographique en Serbie. Ils font partie d’une petite troupe d’acteurs que je me suis construite et avec laquelle je travaille de film en film.
Lorsque je mets en relation des acteurs non-professionnels avec des acteurs confirmés, il y a une sorte de réaction chimique qui se produit : les non-professionnels sont tirés vers le jeu et la fiction, mais, en revanche, pour les acteurs professionnels, ils deviennent une sorte de repère ou de rappel du réel, qui leur permet un jeu plus sobre et juste.
Aussi, il y a une similarité entre les politiques et les acteurs. Ils sont, les uns et les autres, en représentation. Et je me disais qu’en faisant un portrait documentaire juste sur Jasna l’actrice, on peut réussir un portrait fictionnel de la mère qui est une femme politique. Lorsque la mère rentre tous les soirs à la maison de son travail, c’est comme si elle revenait du théâtre.
AC : L’action se situe en Serbie en 1996, pourtant les scènes de manifestations et la violence des agents de l’ordre font terriblement écho à des scènes qui ont lieu en France en 2023. Comment les percevez-vous ?
Je voulais trouver une actualité dans le film, parce que les jeunesses dans le monde continuent de se révolter.
Les jeunesses dans le monde continuent de se révolter.
Pour les manifestations, je pense qu’on est vraiment arrivé à une atmosphère de révolte, avec 200 ou 300 personnes, mais tout en restant dans l’intimité d’un drame. Lost Country est filmé à partir de mes souvenirs mais aussi avec la jeunesse d’aujourd’hui : pour ces scènes, il y avait des anarchistes ou des membres de la Ligue de la Jeunesse Communiste Yougoslave et je leur ai demandé de refaire le siège de la faculté de mathématiques de Belgrade.
Ensuite, pendant le montage – qui a eu lieu à Paris –, il m’arrivait de finir tard, et de sortir dans la rue pour me retrouver mêlé à un cortège de manifestants ou alors à des traces d’une manifestation qui était passée par là, il y a quelques heures. Et j’avais le sentiment que la frontière qui séparait la fiction dans la salle de montage et le réel de la rue parisienne devenait poreuse et s’estompait….
AC : Le titre de travail était La Honte (en français dans le texte), un titre très fort, pourquoi ce changement et quelle en était la signification première ?
Le premier titre a été Lost Country. Puis, j’ai écrit une version intermédiaire dans laquelle je voulais approfondir le personnage principal, creuser ses sentiments, ses émotions, son conflit intérieur. C’est cette version-là qui portait le titre La Honte. Il vient d’une phrase de Marx, dans une lettre à Arnold Ruge en 1843 : " Vous me regardez en souriant et vous dites : la belle affaire ! Ce n’est point par honte que l’on fait une révolution. Je réponds : la honte est déjà une révolution ".
La honte est une sorte de colère, la colère rentrée, ou retournée contre soi-même. Elle est aussi un sentiment révolutionnaire, on peut avoir honte du monde tel qu’il est et se révolter ! Ce sentiment témoigne de notre responsabilité. Il n’est pas que tristesse et repli sur soi. Il porte en lui de la colère, une énergie transformatrice.