AlloCiné : Quelle a été l'idée à l'origine d'Atlantic Bar ?
Fanny Molins : Je suis arrivée il y a cinq ans à l’Atlantic Bar avec un appareil photo, pour regarder de plus près les mouvements de ceux que l’on définit comme du mobilier, des éléments d’architecture. Je voulais détacher de leur environnement des corps et des récits à haute connotation : celle des piliers de bar. D’abord au travers d’images fixes, j’ai voulu témoigner de la vitalité de ces lieux qui meurent. Il est ensuite devenu impensable de ressortir sans faire entendre les voix que l’Atlantic Bar orchestre, et dès lors, de filmer.
Comment avez-vous trouvé ce bar arlésien ?
C’est aux Rencontres de la Photographie d’Arles que j'ai suivi un atelier photographie dont le thème était libre. Cela faisait alors longtemps que je voulais photographier les bars de quartiers et leurs habitués. Je photographiais alors beaucoup la rue et les gens en mouvement, avec une certaine distance. Le photographe Julien Magre, qui menait l'atelier, m'a demandé pour cette série de m’approcher de mes “sujets” pour faire une série plus sensorielle, jusqu’à ce qu’on puisse entendre le comptoir, sentir l'odeur de l'éponge que l'on passe sur le zinc… En arrivant à l’Atlantic Bar, il y avait une lumière rasante assez incroyable qui structurait les visages et travaillait de jolis clairs-obscurs sur les peaux. Je me suis sentie immédiatement à l’aise, et suis restée.
Pour vous autoriser à filmer leur quotidien, on imagine qu'il a fallu de longues journées avec les patrons et les habitués du bar.
Je me suis posée là tous les jours, toute la journée, d’abord sans faire de photo. J'étais plutôt silencieuse et je m’approchais chaque jour davantage de ceux qui étaient à l’aise avec mon appareil. Ce silence, cette proximité physique, ma position tantôt d’observation tantôt de participation aux dynamiques du bar a créé une intimité avec les patrons et les habitués. Après quelques temps avec eux, j'ai tiré une série de photos qui a marqué le début du projet. Je suis revenue pendant trois ans, sans appareil. Je me suis liée d'amitié d’abord avec quelques habitués, puis avec Nathalie et Jean-Jacques, les patrons, à la fois faciles et difficiles d’accès, comme tout patron de bar. Une amitié est née, au fur et à mesure d’une écriture sans cesse partagée avec eux.
Vous débarquez dans la vie de ce bar au moment même où son existence est menacée. Avez-vous vécu la menace de la fermeture avec les patrons du bar ?
C’est au bout de quatre ans, lorsque nous sommes arrivés avec l’équipe du film pour tourner, que Nathalie et Jean-Jacques ont appris la fermeture de leur bar. Une annonce sans consultation ni collaboration de la part du propriétaire du fonds de commerce, de l’agence immobilière, de l’architecte… Nous avons alors assisté à un mutisme insidieux et méprisant de leur part qui a soulevé la colère de Nathalie, de Jean-Jacques et des habitués qui le recevaient comme une disqualification du territoire et la mise sous silence de leurs existences gênantes. C’est l’annonce de la vente du bar qui a fait “replonger” Nathalie dans sa maladie d’alcoolisme.. De ce double combat a émergé une ambiguïté: Nathalie ne peut pas se passer de son bar (financièrement, politiquement, psychologiquement), mais c’est précisément ce bar qui la tue.
Par nature, les dialogues qu'on tend dans votre documentaire n'ont pas été écrits. Ils n'en contiennent pas moins des perles poétiques et comiques.
Le bar est un théâtre et ses habitués sont des professionnels du dialogue, de l’actorat et de la mise en scène ! Nathalie est juchée sur son tabouret haut, lui-même sur une estrade, et annonce l’entrée des habitués comme on annonce les comédiens sur scène. Claude, le poète du bar, nous raconte même qu’il prépare ses prises de paroles à la maison, et attend le moment propice. C’est encore l’école de l’échange du quotidien, dans une époque où parler à des inconnus est suspicieux, et je trouve ça merveilleux.
Au centre d'Atlantic Bar, il y a ce couple incroyable. Pouvez-vous nous parler de vos deux "héros" ?
C’est tout à fait ce que je voulais en faire : des héros de cinéma. Nathalie, c’est tous les extrêmes à la fois : forte et fragile, féminine et masculine, sensible et dure… Elle est l’actrice principale de l’Atlantic Bar, et de beaucoup de vies à l’intérieur, comme celle d’Alain, qu’elle a recueilli de la rue et à hébergé pendant 3 ans. L’événement de la vente du bar a fait évoluer Nathalie pendant le tournage, et en a fait l’incarnation de toutes les thématiques du film.
Jean-Jacques, c’est une force tranquille, le phare dans les nuits d’orages de Nathalie. C’est une approche politique du bar, comme un établissement où tout le monde doit pouvoir venir et rester. Il vient d’une famille de communistes, Atlantic Bar est l’ancien QG du parti… Il chante les luttes des chansons de Johnny toute la journée, c’est sa manière d’être au monde. C’est un sage en colère.
Au cœur du film, il y a la gentrification. Mais vous ne la montrez jamais, on la sent pourtant à chaque seconde.
Oui, parce qu’eux n’en sont pas les théoriciens, ils sont ceux qui la subissent. Arles est très particulière sur la question, car sa gentrification a été autour du monde de l’art, ce qui en fait un phénomène plus difficile à détester pour eux. Mais les récits individuels dans le bar sont tisserands d’une histoire collective qui ronronne, et qui font rendre compte de la présence est vitale de ces lieux dans un espace public qui se désincarne.
Que sont devenus les personnes que l'on voit dans le film ?
Nathalie et Jean-Jacques occupent toujours le bar, pas par activisme, mais par nécessité, car ils vivent au-dessus, et cherchent un logement. Les habitués continuent à venir, avec leurs propres consommations maintenant. Des spectateurs se mobilisent pour essayer de leur trouver un nouveau lieu - ils souhaitent ouvrir une guinguette, qui s’appellerait évidemment Atlantic Bar. Si vous souhaitez aider Nathalie et Jean-Jacques dans leur projet, nous avons ouvert une cagnotte: https://www.leetchi.com/c/l-atlantic-bar-a-cannes-2022.
Votre film est issu de L'ACID. Pourriez-vous décrire cette sélection off de Cannes ?
C’est vraiment une sélection unique, et nous n’aurions pas pu espérer mieux pour le film. L’ACID, c’est l’Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion, c’est une association de cinéastes qui soutiennent d’autres cinéastes, et qui nous aide depuis un an pour que le film sorte et soit vu. Dans un marché cinématographique où les 10 premiers films occupent chaque semaine 93% des écrans, les cinéastes de l'ACID soutiennent et accompagnent chaque année une vingtaine de nouveaux longs métrages réalisés par d'autres cinéastes, français ou internationaux. C’est une organisation indispensable à la survie d’un cinéma divers. Je les cite: « Le « divers », c’est ce qui est dans un rapport de tension avec un ordre des choses majoritaire, sinon dominant. Plaider pour la diversité au cinéma, c’est activement et résolument « aller voir ailleurs si nous y sommes ». C’est remettre régulièrement sur le métier notre capacité à rester attentifs à l’Autre, et surtout, avec soin, lui faire la place à laquelle il a droit. Tel est le regard que nous tâchons de porter, à l’ACID, collectif divers, sur les films et leur devenir en salles."