ÇA PARLE DE QUOI ?
Russie, 19ème siècle. Antonina Miliukova, jeune femme aisée et apprentie pianiste, épouse le compositeur Piotr Tchaïkovski. Mais l’amour qu’elle lui porte n’est pas réciproque et la jeune femme est violemment rejetée. Consumée par ses sentiments, Antonina accepte de tout endurer pour rester auprès de lui.
VIVRE LIBRE
Le jeudi 18 mai 2022, un petit événement se produisait sur les marches rouges du Festival de Cannes. Absent en 2018 et 2021 lorsque Leto et La Fièvre de Petrov avaient été présentés en Compétition, car assigné à résidence en Russie et frappé d'une interdiction de quitter le pays, Kirill Serebrennikov était cette fois bien présent avec La Femme de Tchaïkovski, ayant pu fuir vers Berlin quelques mois plus tôt.
Un long métrage, le sixième de sa carrière, que le metteur en scène tournait pendant la précédente édition cannoise, comme il nous l'avait expliqué en interview, par écrans interposés, avant de retourner sur le plateau de ce drame en costumes. Comme avec Leto et La Fièvre de Petrov, le cinéaste russe se tourne vers le passé (la fin du XIXè siècle ici) pour parler de libertés. Au pluriel.
Notamment, dans le cas présent, celle d'Antonina Miliukova, épouse du compositeur Piotr Tchaïkovski comme l'indique le titre du film, qui désigne l'image de la jeune femme auprès des autres personnages, souvent masculins, du récit. Un statut avec lequel l'héroïne entretient un rapport ambivalent, car avide de liberté mais capable de tout endurer pour faire vivre un mariage où son amour et sa passion ne sont pas réciproques.
D'où la froideur qui se dégage, dans un premier temps, de ce film d'époque dont la lenteur et l'apparent classicisme pourront rebuter quelques spectateurs. Jusqu'à ce que sa grande élégance ne vienne réchauffer l'ensemble. Tirant parti de la photo, des décors et costumes ou de la lumière, Kirill Serbrennikov compose ses plans fixes comme des tableaux. Quand il ne donne pas du mouvement à sa caméra avec la virtuosité qu'on lui connaît.
Comme dans Leto ou La Fièvre de Petrov, il nous éblouit avec des plans-séquences maîtrisés dans lesquels le récit avance de quelques heures ou jours en l'espace d'un geste. Et parachève son œuvre avec une scène hypnotique que beaucoup ont encore en tête depuis Cannes. Convoquant peinture, danse, théâtre et, bien sûr, cinéma au cœur de ce portrait qui évoque, en creux, la condition des femmes, le cinéaste s'affranchit du registre parfois poussiéreux du film d'époque pour signer une œuvre où la liberté s'inscrit dans la forme et le fond.
Flirtant avec le thriller psychologique ("Le destin de cette femme est affreux : aussi incroyable que cela paraisse, elle se retrouve dans des situations terribles et traumatisantes", dit le réalisateur dans le dossier de presse), La Femme de Tchaïkovski se présente surtout comme une histoire d'amour. Et un long métrage sur l'amour, qu'il soit réciproque ou non, et sur l'hypocrisie sociale qui empêche d'être soi-même dans ce domaine.
Très précise dans ses recherches historiques, tout en prenant quelques libertés nécessaires à la concrétisation d'un tel projet (et qui s'accordent avec le sujet du film), cette belle histoire d'émancipation doit aussi beaucoup à son interprète principale Alyona Mikhailova, étoile montante du cinéma russe qui est de la quasi-totalité des plans et s'est emparé du rôle tout au long d'un tournage suivant l'ordre chronologique du récit.
Malgré une durée de plus de 2h20, La Femme de Tchaïkovski ne nous offre pourtant pas la totalité de sa performance, à la fois fascinante et éclatante : "Il existe une version plus longue de ce film que j’espère présenter un jour dans laquelle se trouvent des scènes absentes de cette version-ci", affirme Kirill Serebrennikov. Dont, peut-être, des séquences au moins aussi mémorables que celles qu'il nous offre aujourd'hui au cinéma.