Dans la volumineuse encyclopédie des productions cinématographiques mondiales, ce ne sont pas les œuvres choc qui manquent. Si nombre d'entre elles ont abondamment versé dans le voyeurisme malsain, l'ultra violence et le sadisme gratuit, surfant parfois sans vergogne sur des tendances du moment pourvu qu'il y ait quelques billets à la clé, d'autres productions plus ou moins récentes se sont heureusement chargées de remettre certaines pendules à l'heure. C'est le cas du film espagnol choc Tras el cristal, sorti il y a 37 ans.
Un espace de liberté retrouvée
La fin de la dictature franquiste et sa chape de plomb, en 1975, fit logiquement souffler un vent de liberté sur la création artistique espagnole. Et porta sur le devant de la scène, à la faveur d'un nouveau courant culturel baptisé Movida, toute une nouvelle génération de cinéastes, comme Pedro Almodovar.
Nettement moins connu que son confrère, le cinéaste Agusti Villaronga signait en 1986, à l'âge de 33 ans, un premier long métrage aussi glaçant que choquant; une œuvre qu'il serait probablement impossible à faire désormais : Tras el cristal. Qu'un tel film ait pu voir le jour dans une Espagne recouvrant certes la liberté, mais encore profondément conservatrice au mitan des années 80, est assez sidérant.
Un film très rare, jamais diffusé à la télévision et invisible depuis des années (une édition dvd est sortie chez nous dans un anonymat à peu près complet en 2009), qui n'a été projeté à nouveau qu'en 2016, lors de la 66e édition du Festival international du film de Berlin.
L'Espagne franquiste, terre de criminels de guerre
Tras el cristal, c'est l'histoire de Klaus (Gunter Meisner), un ex docteur nazi en poste dans un camp de concentration durant la guerre, qui se livra à des expériences sadiques et des crimes sexuels sur de jeunes garçons.
Après la guerre, il se réfugie incognito en Espagne franquiste, où il mène une vie très confortable avec son épouse Griselda (Marisa Paredes, une des égéries d'Almodovar) et sa fille unique, Rena (Gisela Echevarria).
Mais, là aussi, ses démons reprennent vie, et il se livre à nouveau, en secret, à ses désirs dépravés et criminels. Jusqu'au jour où, rongé par la honte et la culpabilité, il fait une tentative de suicide, qui échoue. Désormais confiné dans une chambre et maintenu en vie par un poumon d'acier qui lui donne de l'oxygène, il est soigné par son épouse, pleine de ressentiments à son égard.
C'est dans cet environnement toxique que se présente un jour à leur domicile Angelo (David Sust); un étrange et beau jeune homme, qui propose ses services comme infirmier. Contre la volonté de sa femme, Klaus insiste pour que ce nouveau visiteur occupe cette fonction.
Une relation particulièrement perverse va se nouer entre Angelo et Klaus, devenant encore plus malsaine lorsqu'Angelo lui révèle qu'il a trouvé ses carnets de guerre dans lesquels l'ex médecin nazi consignait toutes ses atroces expériences et crimes sexuels... Les mots se transforment désormais en actes. La honte de Klaus s'efface pour redevenir désir, et une nouvelle vague de meurtres d'enfants commence...
Sur le fil du rasoir
Avec son mélange de thèmes évoquant le nazisme, la pédophilie, l'homosexualité et la torture, c'est peu dire que Tras el cristal a profondément choqué, et le reste toujours autant, 37 ans après sa sortie. A date, il reste toujours interdit en Australie, malgré une tentative de le projeter en 1995 dans le cadre d'un festival ; même le DVD fut interdit là-bas en 2005. En Grande-Bretagne, il ne fut même pas soumis au comité de classification des films, sans doute par anticipation d'une interdiction pure et simple.
À la faveur d'une mise en scène tendue à craquer, sans jamais verser dans le gore ou le grand guignolesque, toujours sur le fil du rasoir, Agusti Villaronga livre une œuvre transgressive à l'extrême plongeant les spectateurs dans les méandres de l'âme humaine, d'une noirceur absolue. Un film qui met d'autant plus mal à l'aise qu'il utilise aussi le registre de l'horreur, sans y verser pleinement, pour suggérer la complicité du spectateur avec les actes abominables de ses personnages.
Le sujet de son film, qui s'inspire aussi de l'histoire de Gilles de Rais, compagnon d'armes de Jeanne d'Arc devenu tueur d'enfants, est aussi très similaire à celui de l'histoire Un élève doué écrite par Stephen King, qui était l'un des quatre récits composant son recueil Différentes saisons publié en 1981.
On ignore si Villaronga a eu vent de cette histoire à l'époque. Toujours est-il que son film enterre littéralement l'adaptation maladroite faite par Bryan Singer en 1998 quant au traitement des thèmes que les deux œuvres ont en commun.