En 2008, Martin McDonagh se révélait au grand public et offrait à Colin Farrell l'un de ses meilleurs rôles grâce à Bons baisers de Bruges, où il donnait la réplique à son compatriote Brendan Gleeson. Quatorze ans plus tard, les trois hommes se retrouvent, dans leur Irlande natale, avec Les Banshees d'Inisherin.
Un drame âpre et dépouillé, mais sublime et déchirant, sur fond d'amitié contrariée, reparti du dernier Festival de Venise avec deux prix, dont celui du Meilleur Acteur pour Colin Farrell. Aux côtés de Brendan Gleeson, ce dernier revient sur le long métrage, qui fait figure de grand favori pour les Golden Globes. En attendant les Oscars ?
AlloCiné : Étiez-vous surpris que Martin McDonagh veuille à nouveau vous réunir après "Bons baisers de Bruges" ?
Brendan Gleeson : Oui, quelle brillante idée de tous nous réunir à nouveau pour ce film. Il nous a fallu plus de quatorze ans pour arriver à ce moment historique, mais l’attente en valait la peine.
Colin Farrell : Je me souviens de l’e-mail que Martin nous a envoyé il y a presque sept ans, avec une première version du scénario. J’ai tout de suite adoré son idée et son script, mais Martin a conclu que c’était de la merde et il s’est remis à tout réécrire.
Ce qui est incroyable, c’est que ce que nous avons tourné l’été dernier est totalement différent du scénario que j’avais lu auparavant, à l'exception des trois premières pages. Mais sinon, oui, quel plaisir que de tous nous retrouver pour vous compter les mésaventures de deux grand amis pris dans la tourmente d’une grosse querelle: Pádraic contre Colm.
Il suffit de vous poser devant un paysage irlandais pour en tomber amoureux
Quels sont les sujets du film qui vous ont intéressés ?
Brendan Gleeson : La grosse différence entre le premier scénario que nous avions reçu et celui qui a servi au tournage réside dans le parcours artistique de Colm, qui tourne à l’auto-destruction mais qui est en quelque sorte une auto-protéction, pour sa survie. C’est une réflexion sur le chaos qu’un artiste peut créer quand il veut son indépendance créative, loin de toute influence extérieure.
Cela le pousse à l'isolement extrême, loin de ceux qu’il aime. Ce film parle vraiment de la séparation, du divorce entre les êtres, qui ont parfois lieu au-delà de tout logique possible. Le thème central reste celui de la créativité, et ce que cela peut entraîner de destructif pour un artiste. Je pense que, quelque part, cela reflète les doutes, les questions que notre réalisateur Martin se pose quand il crée une telle oeuvre.
Colin Farrell : Je pense que ce qui ressort de cette oeuvre est l’opposition entre le besoin égoïste de l’être, et le besoin de la communauté à laquelle il ou elle appartient. Comment pouvons-nous trouver un juste équilibre entre les deux formes d’expression et de besoin. Je peux m’identifier à cela car j’ai un besoin important de solitude pour mon existence. Et, en même temps, j’ai besoin d’amitié et d’amour, qui participent à mon épanouissement. J’ai besoin de tendresse et d’échanges physiques avec les autres.
Nous avons tous besoin d’être à la fois seul et de vivre avec les autres. La difficulté réside dans l'équilibre délicat entre ces deux mondes, en opposition parfois, en complémentarité d’autre fois. La vie n’est pas si simple. J’ai beaucoup de respect pour les gens qui sont purement égoïstes et qui disent haut et fort ce dont ils ont besoin. C’est vraiment ce qui est au coeur de ce film. C'était aussi le cas dans Bons baisers de Bruges, qui représente les différents aspects de l’esprit de Martin. Et pour moi, ce film représente son cœur. De même, je sens que mon coeur et mon esprit sont bien représentés dans ces films.
Puisque vous parlez de cœur : avez-vous vu ce film comme un lettre d'amour à l'Irlande ?
Brendan Gleeson : Il y a une phrase qui résume mon sentiment : “On ne peut jamais manger le paysage”. Je crois, cependant, que la vue de ces paysages peut nourrir votre esprit et votre âme. Malgré la dureté de certains paysages et le temps qui n’est pas toujours clément, l’Irlande vous rend amoureux d’elle en un clin-d’œil.
Colin Farrell : Il est clair que lorsque vous regardez ce film, vous ne pouvez que ressentir cet amour pour l’Irlande. Il suffit de vous poser devant un paysage irlandais pour en tomber amoureux. Pour moi, toute notre planète est fantastique. Et partout où l’on regarde, on ne peut que tomber amoureux de la beauté de notre monde.
Il nous faut nous ouvrir à la beauté de l’âme des autres, la splendeur des sons, des saveurs et des couleurs qui nous font face. Tout peut devenir une lettre d’amour à notre monde. Mais il est clair que ce film, dès la première image,vous rend amoureux de l’Irlande. C’est presque déroutant car on croit voir des images de synthèse, mais il n’en est rien.
Une réflexion sur le chaos qu’un artiste peut créer quand il veut son indépendance créative, loin de toute influence extérieure
Ce film vous a-t-il changés en tant qu'acteurs et êtres humains ?
Brendan Gleeson : Oui, très certainement. J’ai l'ai déjà vu trois fois, et à chaque fois je ressens des choses différentes. Ce film a été un voyage fort sur le plan émotionnel pour moi, et je suis tellement heureux d’en faire partie.
Colin Farrell : Moi je me demande encore de quelle manière ce film m’a changé, m’a transformé. Ce qui est certain, c’est que cette aventure ne m’a pas rendu indifferent et que cela a eu un impact sur moi. Dans tous les cas, je me suis très bien senti lorsque nous avons tourné ce film. Ce sentiment de se sentir bien dans sa peau, de se sentir comme à la maison. J’ai 46 ans et j’ai vécu plein de moments inconfortables, d’autres plus confortables. C’est le meilleur moment que j’ai ressenti en tournant ce film de toute ma carrière.
Propos recueillis par Emmanuel Itier à Los Angeles le 18 octobre 2022