Orphelin de mère à cinq ans, le jeune Marcel Carné est élevé par sa grand-mère et développe rapidement un goût prononcé pour le cinéma. Cependant, son père, ébéniste, souhaite que son fils lui succède dans le métier, raison pour laquelle Carné apprend dans un premier temps à tailler le bois. Mais très vite, il se lasse et s'inscrit à des cours de photographie tout en cumulant les petits boulots afin d'assouvir sa passion toujours grandissante pour le septième art. Il se fait ensuite engager comme assistant réalisateur sur des films de Jacques Feyder (Les Nouveaux Messieurs, Le Grand Jeu, Pension Mimosas, ou encore La Kermesse héroïque). Par la suite, il dira de son mentor : "Je dois à peu près tout à Feyder. II m'a appris ce qu'est un film, depuis sa préparation jusqu'à la mise en scène proprement dite et aussi la direction des acteurs... La meilleure école de cinéma, c'est la pratique."
Au retour de son service militaire, Marcel Carné, qui avait déjà un pied dans le milieu, fait son entrée dans le monde du cinéma en tant que journaliste et critique avant de se lancer dans la réalisation de ses premiers films. En 1929, il signe un documentaire sur les escapades dominicales des jeunes Français avec Nogent Eldorado du dimanche, avant de mettre en scène son premier long métrage de fiction sept ans plus tard, Jenny. Cette période marque sa rencontre avec l'auteur et dialoguiste Jacques Prévert : dès lors, les deux hommes, artistiquement complémentaires, vont collaborer sur plusieurs des œuvres capitales du cinéma d'avant-guerre.
Ensemble, ils confirment leur potentiel grâce à Drôle de drame, mais c'est en 1938 qu'ils révèlent l'étendue de leur talent avec Le Quai des brumes, devenu un classique du cinéma français, notamment grâce à la fameuse réplique "T'as d'beaux yeux, tu sais !" que Jean Gabin lance à la jeune Michèle Morgan, alors inconnue du grand public. Le film pose les jalons de l'appartenance du tandem Carné/Prévert à la veine du "réalisme poétique", courant artistique inspiré de l'esthétique expressionniste, qui met en exergue des personnages souvent prolétaires frappés par la fatalité. Très marqué par l'avènement du Front Populaire, le cinéma de l'époque se fait en quelque sorte missionnaire des idées et des valeurs du parti à travers l'importance de ses dialogues, et accorde une place de premier ordre à l'éclairage et à la lumière.
Toutes ces caractéristiques se retrouvent dans la suite de la filmographie de Carné, toujours accompagné de Prévert. A eux deux, ils combinent le symbolisme des dialogues à la poésie de la mise en scène, et signent des œuvres majeures du courant, comme Hôtel du Nord et Le Jour se lève, s'inscrivant ainsi parmi les chefs de file du mouvement aux côtés d'autres grands réalisateurs comme Jean Vigo, René Clair, Jean Renoir, ou encore Julien Duvivier. Malgré un climat politique instable perturbé par l'arrivée au pouvoir du régime de Vichy, Carné poursuit ses activités et réalise en 1945 Les Enfants du paradis, parabole qui dénonce l'Occupation.
Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, le cinéaste prend un tournant en se séparant de son dialoguiste Jacques Prévert : il se détache du réalisme poétique au profit d'une trilogie qu'il veut naturaliste, avec trois films plus académiques, à savoir La Marie du port, Thérèse Raquin et L'Air de Paris. Jusqu'à la fin de sa vie, Carné continue d'exercer et termine sa carrière sur Mouche, qui restera inachevé. Il s'éteint en 1996, laissant derrière lui l'invention d'un nouveau langage qui en influencera plus d'un, de Bergman à Visconti en passant par Demy et Téchiné, et marquant également d'une empreinte indélébile l'esthétique du néo-réalisme italien et de la Nouvelle Vague.
Auteur : Marushka Odabackian