C'est le premier film de la trilogie des Trois Couleurs de Krzysztof Kieslowski - Bleu, Blanc, Rouge -, libre variation sur les thèmes de la liberté, de l'égalité, de la fraternité. Une trilogie qui fait écho à la devise républicaine, mais dont la portée est universelle. Connu et reconnu pour son Décalogue et La Double Vie de Véronique (sublime), Kieslowski tournait pour la première fois hors de son pays, la Pologne, tout en restant fidèle à ses collaborateurs : Kryzsztof Piesiewicz au scénario, Zbigniew Preisner à la musique, Slawomir Idziak à la photo... Deux rencontres ont présidé à la destinée de ce film, celle du producteur Marin Karmitz et celle de Juliette Binoche. L'actrice aurait déjà pu être de l'aventure de La Double Vie de Véronique si elle n'avait pas été retenue par le tournage des Amants du pont Neuf (c'est Irène Jacob qui a finalement interprété le rôle principal). Pour Bleu, Binoche n'a pas laissé passer sa chance une seconde fois, préférant dire non à Spielberg qui lui proposait, à cette époque, un rôle dans Jurassic Park. Bon choix...
Avec cette histoire qui trace l'itinéraire d'une renaissance, Kieslowski signe l'un des plus beaux films sur le deuil, d'une grâce douloureuse, et une magnifique réflexion sur la mémoire et la liberté. Philosophe, moraliste, poète symboliste, le réalisateur polonais procède par petites scènes, par petites touches, parfois mystérieuses, joliment agencées grâce à un montage tout en ruptures de rythme et ponctuées d'éclats de musique (superbes), qui semblent jaillir du plus profond de l'âme du personnage principal. Ce personnage, Julie, passe de la négation farouche du passé à sa transcendance, du repli à l'ouverture. Pas de liberté sans mémoire (à l'image de la mère de Julie, atteinte de la maladie d'Alzheimer, qui reste cloîtrée dans son institution, comme prisonnière d'elle-même). Pas de liberté personnelle sans l'acceptation et la compréhension de la liberté des autres.
Kieslowski a toujours aimé broder sur les notions de liberté, de conscience, de morale, mais aussi sur les hasards et les coïncidences de la vie, via quelques thèmes obsessionnels, comme celui des gens qui, en différents endroits du monde, pensent ou font les mêmes choses. Ici, un musicien de rue a inventé le même air musical que le compositeur défunt ; par ailleurs, la scène insolite avec la vieille dame qui tente difficilement de déposer une bouteille de verre dans un conteneur fait écho à une autre, semblable, dans La Double Vie de Véronique. Des vies se répondent, des destinées se croisent, particulièrement dans cette trilogie dont Bleu pose les prémices, avec l'apparition furtive dans un tribunal des personnages centraux de Blanc, interprétés par Julie Delpy et Zbigniew Zamachowski.
Bleu, c'est aussi une expérience esthétique, avec ses filtres de couleur (les scènes de piscine), ses jeux sur le net et le flou, ses lumières et ses ombres, ses gros plans troublants (l'oeil de Julie, au début du film). Beaucoup de plans rapprochés sur Julie disent son rejet du monde extérieur. En revanche, la multiplication des éléments de couleur bleue, même si elle est cohérente avec le titre, apparaît plus gratuite et artificielle. Mais ce n'est qu'un bémol.
Bleu, c'est enfin l'un des plus beaux rôles de Juliette Binoche au cinéma, intense, subtile, émouvante, dans un film qui brille par sa concision, son intelligence et sa sensibilité.