Chaque film de Kechiche sont portés aux nues par la critique et par les jurys des festivals. Trois ans après ''L'esquive'' (quatre Césars), Kechiche revient avec ''La graine et le mulet''. Presse unanime, quatre Césars (étrangement les mêmes que pour ''L'esquive''), prix Louis Delluc, prix du Jury à la Mostra de Venise... Face à ce torrent d'éloges, difficile d'aller à l'encontre de cet engouement. Il est tout de même bon de montrer les limites de ''La graine et le mulet''.
Slimane Beiji, la soixantaine, est licencié du chantier naval de Sète sur lequel il travaille depuis plus de 20 ans. Il décide alors, encouragé et aidé par sa belle-fille, de monter sa propre affaire : créer un restaurant sur un bateau.
Après ''L'esquive'' le cinéaste continue sa plongée dans les quartiers très populaires. Ce genre de cinéma, qui s'attelle à décrire avec le plus d'authenticité possible un milieu est de plus en plus répandu aujourd'hui. Mais Kechiche est incontestablement un réalisateur qui sort du lot. Pour filmer ce petit monde d'origine maghrébine, le réalisateur adopte un parti-pris temporel très original. En effet, le film suprend par la façon qu'ont les scènes à s'étirer jusqu'à plus soif. Ce jeu avec la longueur des scènes doit permettre une immersion totale dans ladite scène. Et force est de constater que cette idée-là porte ses fruits. Si on prend le dernier segment du film (celui où Slimane, pour convaincre les membres de l'administration d'investir dans son affaire les invite à déguster un couscous), on remarque, d'une part l'extrême longueur de la scène (près d'1h 10!) et d'autre part la façon dont Kechiche parvient à monter le sentiment d'une catastrophe à venir. La catastrophe, c'est celle que vivra Slimane, dont le caractère monolythique est en tout point opposé à celui de sa belle-fille Rim (Hafsia Herzi, la révélation du film).
La description de ce monde est juste. L'authenticité est certifiée par le jeu des acteurs et par la volonté de tenir la scène jusqu'au bout. Formellement, Abdellatif Kechiche parvient à filmer au plus près des acteurs, et ce dans des espaces contigus. Malheureusement, il filme caméra à l'épaule. Il y aura toujours un paradoxe concernant cette manière de filmer. L'objectif de la caméra à l'épaule est ici de donner et/ ou renforcer un sentiment de direct : nous, spectateurs, sommes convoqués dans la scène. Or la caméra à l'épaule, jamais stable, laisse dévoiler toutes les coutures du cinéma. En fait, le meilleur moyen d'entrer dans une œuvre est d'adopter une réalisation classique, simple. A partir du moment où on voit comment c'est fait, peu importe le sujet ou la justesse de ton qui se dégageny d'une œuvre : on reste alors à l'extérieur. C'est ce qui se passe avec ''La graine et le mulet''. On ne peut que saluer avec ferveur l'entreprise. On ne peut que féliciter les partis pris. On ne peut qu'approuver la direction d'acteurs (intensive, on sait les polémiques qui entourent Kechiche). On ne peut enfin que comprendre l'intention du cinéaste à nous faire ressentir l'émotion ici et là. Mais jamais on entre dans le film : on reste émotionnellement parlant à l'extérieur. La faute donc à l'abus de cette caméra à l'épaule, qui finit par nous faire trouver le temps long (c'est le cas, le film fait quand même plus de 2h 20!).
L'avis que l'on peut avoir sur ''La graine et le mulet'' dépend entièrement de notre comportement vis-à-vis de ce qu'on appelle communément (et parfois avec mépris) le cinéma ''social'' (dont Ken Loach en est le digne représentant en Angleterre). Si on pense que ce cinéma est le plus apte à parler de notre société et que le cinéma doit faire illusion du réel (comme Balzac en littérature), on ne pourra qu'être en larmes devant ce film. Si en revanche on aime l'imaginaire et le rêve (qui au fond parle de la réalité) et que l'on rejette ce cinéma réaliste à la Pialat, on ne pourra qu'approuver le film sans l'éprouver.
Objectivement, le film se révèle donc remarquable dans ce qu'il cherche à faire. Mais tous ces films aussi collés au réel peuvent finir par nous faire regretter l'imaginaire et la fantaisie. C'est donc à voir, à condition d'aimer le cinéma ''sociétal'' et cette horripilante caméra à l'épaule.