Après un plan sur le drapeau iranien flottant devant le haut-parleur du centre de détention, le film débute par un gros plan de la sculpture que peaufine Akbar, seul dans son atelier. Survient un codétenu affolé qui, tel Bernardo, lui mime ce qui vient d'arriver : Ala s'est tailladé les veines. Akbar se précipite, fait irruption dans la chambre où tous les détenus sont rassemblés autour du lit où Ala git sous une couverture... jusqu'à ce que celui-ci se redresse et lance la fête d'anniversaire de son ami. Eclatent les chants, les danses, un pauvre pain fait office de gateau, alors que la caméra isole progressivemnt Akbar tétanisé au milieu de la foule qui lui fait fête : ses 18 ans signifient pour lui l'imminence de son exécution.
D'emblée, Ashgar Farhadi nous signifie que dans son film, et plus largement en Iran, ce qu'on voit n'est pas forcément la vérité, ou qu'en tout cas il en existe d'autres ; le titre est déjà annonciateur de cette dualité, Belle Ville étant le quartier pauvre et dangereux dans lequel vit Firouzeh, qui a accepté de vivre sous la surveillance jalouse de son ex-mari qui tient une échoppe juste à côté de sa maison afin de pouvoir dissimuler sa liberté. Tourné en 2004, le film bénéficie comme "La Fête du Feu" du succès mondial d'"Une Séparation" (Oscar et César, un million de spectateurs en France, record pour un film iranien puisque même "Le Goût de la Cerise" de Kiarostami, Palme d'Or en 87, n'avait pas atteint ce résultat). Il permet ainsi d'apprécier à la fois la constance du travail de Farhadi et son évolution.
Du point de vue de l'histoire, "Les Enfants de Belle Ville" est plus proche d'"Une Séparation" que d'"A propos d'Elly". On y retrouve la progression linéaire d'un récit à partir du télescopage d'une particularité du droit iranien (ici la loi du talion qui laisse la décision de la mise à mort au père de la victime, là la connaissance de la grossesse de la victime qui requalifie une bousculade en meurtre), du débat moral et religieux qu'il suscite, et des conséquences dramatiques qu'il provoque chez les différents protagonistes. De même, Farhadi présente les points de vue de tous les personnages, et quand le religieux dit à Ala "Ce n'est pas à vous de juger du bien", on sent bien que c'est aussi le réalisateur qui s'adresse en ces termes au spectateur.
Les personnages existent réellement, et ne se limitent pas à des stéréotypes, notamment ceux qui représentent la pouvoir. Ainsi, le responsable du centre éducatif, plus éducateur que maton, s'échine lui aussi à obtenir le pardon du père ; mais il renvoie Ala à son propre choix dans la discussion intense de la fin. De même le religieux explique que le Coran commence par la référence à un Dieu miséricordieux et non vengeur, et il fait tout pour convaincre le père d'abandonner sa vengeance. Mais quand Ala s'indigne de le voir partir à la prière plutôt que de le suivre pour empêcher le père de commettre un acte irréparable en lui disant" Alors, la prière est plus importante que la vie humaine ?", il répond sans une hésitation "Evidemment !"
Au fur et à mesure que la confrontation entre le père de la victime et Ala avance, les lignes se brouillent, avec la nouvelle épouse qui prend partie pour le pardon en espérant en tirer un profit pour sa fille handicapée, ou la relation entre Ala et Firouzeh qui prend une autre dimension. Mais en même temps, de nouvelles embûches se dressent, comme cette loi du sang hallucinante : comme la vie d'une femme vaut la moitié de celle d'un homme, le père devra donc payer une somme importante pour compenser la différence entre la "valeur" de sa fille et celle de son assassin ! A la différences des deux derniers films de Farhadi, celui-là ne se concentre pas sur la classe moyenne ou sur la lutte entre les classes symbolisée par l'opposition entre Nacer et le mari de Razieh dans "Une Séparation". Le conflit oppose ici un ouvrier licencié à une femme célibataire allié à un SDF sorti de prison, et le manque d'argent qui permettrait de résoudre les blocages juridiques représente un levier important du drame.
Farhadi vient du théâtre, et cela se voit par la précision de sa mise en scène, le crédit donné aux acteurs et l'importance du texte. Il a un sens de la tension dramatique qui compense une certaine langueur qu'on ne trouve plus dans ses films ultérieurs. La qualité de sa mise en scène est concentrée dans la magnifique scène du repas entre Firouzeh et Ala où se révèle leur amour, alors qu'un accordéoniste joue un air nostalgique. Farhadi s'attarde sur des détails, des petits gestes, Firouzeh qui donne sa viande à Ala, des regards, des sourires retenus... Il y a une dimension néoréaliste dans ce film, et la formidable Taraneh Alidoosti évoque par son alternance de souffrance et de beauté radieuse les Mères Courages incarnées par Anna Magnani. Moins achevé, moins complexe et pour tout dire un peu moins subtil qu'"Une Séparation", "Les Enfants de Belle Ville" possède néanmoins tous les germes de ce cinéma brillant qui fait appel à l'intelligence du spectateur ; comme dans "Une Séparation", il laisse le spectateur face à l'incertitude quant au choix final des héros, ses dilemnes kafkaïens ressemblant furieusement à une métaphore de cette société bloquée qu'est l'Iran des mollahs où malgré tout s'expriment les valeurs de l'humanité que sont la compassion, le pardon et la solidarité.
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