S’il existe bien un film américain qu’il est difficile de noter, c’est bien Naissance d’une nation réalisé en 1915. En effet, à l’instar par exemple des films de Leni Riefenstahl, le film de David Wark Griffith est révolutionnaire sur la forme mais abjecte sur le fond. Mais, là où la cinéaste officielle du régime nazi joue sur l’ambigüité derrière l’objectivité documentaire (pas de commentaire, que des images), Griffith énonce clairement son idéologie raciste et esclavagiste, reprise du livre The Clansman de Thomas Dixon qu’il adapte, au point que le film entraîna la renaissance du Ku Klux Klan (qui avait disparu suite à son interdiction en 1877). En effet, même si le cinéaste s’en est toujours défendu et a réalisé Intolérance en réaction à l’accueil de son film, Griffith utilise les pires clichés qui puissent exister sur les afro-américains à cette époque.
Si la première partie n’affiche pas trop son idéologie
(se concentrant surtout sur les affrontements la Guerre de Sécession et sur les séparations familiales qu’elle a engendré)
, la seconde est une accumulation de caricatures racistes. Griffith commence d’ailleurs cette partie (histoire de se dédouaner) par un panneau de texte précisant que le film n’est qu’une reconstitution historique et qu’il ne concerne aucune "race" de l’époque de sa réalisation puis par une citation de Woodrow Wilson (Président américain démocrate qui dirigeait le pays alors et qui renforça la ségrégation raciale envers les noirs dans le Sud) qui explique que les nordistes dupaient les noirs, que ces derniers occupaient alors des postes administratifs dont ils ignoraient les lois et que le Ku Klux Klan a été créé pour protéger la nation sudiste. Le ton est donné !
Même s’il existe pour le cinéaste des "bons noirs" sudistes et qu’il trouve bien traités (un carton précise bien que, sur 12 heures de travail, 2 heures sont accordées au déjeuner), Griffith se concentre surtout sur les afro-américains qui ont soutenu les nordistes.
Ainsi, suite à la victoire le l’Union sur les États confédérés, il montre les noirs obtenir tout gratuitement et notamment le droit de vote alors que les notables blancs en sont privés. Il explique ensuite qu’un jury entièrement noir à la tête duquel se situe un magistrat noir rend un verdict contre les blancs et montre une assemblée entièrement constituée de noirs, bien sûr, où, après des lois futiles (tous les membres doivent porter des chaussures !) décide que tous les blancs doivent saluer les officiers noirs dans la rue et que les mariages mixtes sont autorisés (ce qui doit paraître blasphématoire pour les sudistes de cette époque). Ajoutés à ces aberrations historiques, Griffith montre les noirs causer de nombreux pillages et décrit le mulâtre Lynch comme "le traître de son protecteur blanc" et le chef blanc des soldats noirs comme "roublard".
De plus, il est hallucinant de nos jours de voir que les seuls acteurs noirs employés font de la figuration et que, dès que le rôle d’un personnage noir est un peu plus étoffé, il est interprété par un acteur blanc maquillé !
Il n’est dès lors pas étonnant de voir le réalisateur montrer le Ku Klux Klan
(dont l’idée vient au personnage principal après avoir vu des enfants blancs s’amuser à effrayer des enfants noirs en étant cachés sous un drap comme un fantôme !!!)
comme étant là pour faire "la défense des droits aryens fondamentaux" (!!!)
et expliquer que, grâce à lui, le sud est sauvegardé de "l’anarchie noire". Le Ku Klux Klan est donc montré comme le sauveur de la "race blanche" permettant peut-être d’instaurer une paix que Griffith souhaiterait être céleste (et où règne le Christ qui apparaît dans les derniers plans du film et qui sera un des personnages d’Intolérance).
Naissance d’une nation est donc un pur tract sudiste qui étonne cependant par sa bienveillance envers Abraham Lincoln
qui est montré comme bienveillant envers ses ennemis et dont l’assassinat (évènement fondamental dans l’Histoire américaine qui, en dehors de ce film, sera au final peu représenté au cinéma) déclenche l’anarchie qui suit
.
Il est d’ailleurs triste de voir associés à ce film, outre bien évidemment Griffith, des noms aussi prestigieux que ceux de Lilian Gish et Mae Marsh dans les rôles principaux, Raoul Walsh (dans le rôle de John Wilkes Booth et en tant qu’assistant-réalisateur), John Ford (se trouvant sous une cagoule du Ku Klux Klan), Erich von Stroheim, Allan Dwan et W.S. Van Dyke (ces trois derniers en tant qu’assistants de Griffith).
On pourrait penser que ce film à l’idéologie aussi réactionnaire pourrait être oublié avec les années mais, hélas, il possède une importance cinématographique non négligeable. En effet, sous l’influence du péplum italien Cabiria réalisé l’année précédente, D.W. Griffith fait de Naissance d’une nation le premier blockbuster américain. Le film possède une durée exceptionnelle pour l’époque (presque 3 heures) et l’ampleur de ses décors et de ses scènes de batailles est inédite. Le cinéaste possède aussi une maîtrise totale de l’art cinématographique que ce soit d’un point de vue du découpage (même s’il peut parfois paraître très classique, vu qu'il a influencé tout le langage cinématographique lui succédant, et un peu lent sur certaines séquences de nos jours) et par son travail sur le montage alternatif à plusieurs reprises (ce qui pour le public de l’époque était très moderne et complexe).
Ainsi, Naissance d’une nation a d’un point de vue formel été d’une influence capitale sur le reste de l’Histoire du cinéma au point que Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, bien que détestant l’idéologie du film, dit de Griffith : "C'est Dieu le Père, il a tout créé, tout inventé. Il n'y a pas un cinéaste au monde qui ne lui doive quelque chose. Le meilleur du cinéma soviétique est sorti d'Intolérance. Quant à moi, je lui dois tout.". On peut même se demander si le fait que le combat soit précédé d’un bal n’a pas influencé, 63 ans plus tard, Michael Cimino dans la construction de Voyage au bout de l’enfer et sa célèbre séquence de mariage précédant les horreurs de la Guerre du Vietnam. Naissance d’une nation est donc un chef-d’œuvre d’un strict point de vue cinématographique pour son époque (ce qui explique peut-être que, malgré les nombreuses manifestations et interdictions que le film déclencha, il resta le plus gros succès de l’histoire du box-office mondial jusqu’à la sortie d’Autant en emporte le vent, autre film sudiste) et capital dans l’histoire du cinéma mais un film détestable et mensonger dans son propos qui rend sa vision assez énervante de nos jours.