L’Argent de la vieille, voilà un titre qui sent bon la comédie noire et satirique à l’italienne, et l’on se dit que ça ne va pas forcément vibrer de subtilité. Eh ben en vrai, cette comédie méconnue est une petite pépite à découvrir absolument. Ok, les premières images font un peu peur. La photographie du film est très laide, c’est clair. Le métrage n’a visiblement pas été restauré depuis sa sortie, et la photo en couleurs paraît limite en noir et blanc ! C’est assez gênant au début, mais en vrai, ensuite ça avantage plutôt le film lorsqu’il explore le bidonville, car ça en renforce le côté crasseux. C’est le seul petit défaut du film, et il est si minime par rapport à ses qualités que passées les premières minutes on l’oublie. La mise en scène virevoltante de Comencini, qui parvient à rendre nerveuse une partie de cartes, les décors judicieusement choisis, contrastant entre la maison hyper luxueuse de la vieille et les bas fonds de Rome rendus avec un réalisme cru mais toujours sensible, la bande son qui fleure bon le vieux film italien et nous plonge davantage dans l’ambiance, le soin apporté aux détails lorgnant vers le documentaire, sur la forme, le métrage est impeccable. C’est vibrionnant, c’est frais, c’est sensible, le film est transcendant.
Comencini aime filmer ses acteurs de près, et on peut le comprendre, il est particulièrement bien servi ici ! Le duo Sordi-Mangano fonctionne à merveille. Les deux acteurs sont mémorables, formant un couple contrasté, à la fois aimant et divisé, entourés d’enfants plus intelligents qu’eux à bien des égards, conscients qu’ils sont pas aidés, mais unis malgré tout par l’amour familial. Les deux acteurs apportent une réelle sensibilité au métrage et leurs réactions autour du jeu de cartes sont d’un réalisme bluffant. En face d’eux, Bette Davis prouve encore une fois son talent dans un rôle cousu sur mesure pour elle. Une vieille acariâtre, richissime, solitaire, addict au jeu, qu’on aime détester mais qui n’est finalement pas si détestable que cela, Bette Davis la campe à merveille. J’ai envie de dire, c’était pour elle, nulle autre n’aurait pu faire mieux. Autour de ce trio, il y a d’excellents seconds rôles. Joseph Cotten est l’anglais chic et riche idéal, et la galerie d’interprètes italiens est mémorable. Figures gouailleuses, volontiers caricaturales, gueules de cinéma, personnages loufoques, le film enquille tout un village et réussit l’exploit de donner une place à tous, jusqu’à finir dans un maelstrom impressionnant !
Ces acteurs sont au service d’une histoire remarquablement écrite. On se demande comment le film va réussir à avancer sur un postulat assez improbable (une milliardaire étrangère jouant aux cartes chaque année avec un couple d’un bidonville local !). On se dit qu’on va s’embêter avec des parties de cartes, un truc super ennuyeux à l’écran, des dialogues trainants, et puis surtout plein de clichés sur les riches et les pauvres, mais non. Le film réussit tout à la fois à jouer beaucoup sur la caricature, mais à être très subtil dans son appréhension des différentes classes. Si le message de Comencini est clair, l’approche est fine, et cela se retrouve aussi dans cette manière particulière de mêler l’humour le plus comique, à des faits beaucoup plus graves et sérieux sur cette famille à la lente descente aux enfers. Comencini nous montre la misère des bidonvilles, mais jette un regard tendre et amène beaucoup d’humour, qui s’aventure parfois, en particulier dans le final, vers l’humour noir le plus stimulant ! Comme je dis souvent, les meilleures comédies sont celles qui arrivent à introduire du sérieux dans leur propos, et L’Argent de la vieille entre dans cette catégorie. A la fois hilarante grâce à ses situations, ses dialogues et ses acteurs et grave pour les mêmes raisons, on passe par des émotions contrastées et toujours fortes.
Comédie incontournable du cinéma italien de mon point de vue, L’Argent de la vieille est un ravissement. Tout y est mémorable, et si vous arrivez à supporter les premières images fort inquiétantes par ces couleurs délavées très moches, vous allez passer un moment incroyable, dopé, de surcroît, par le plaisir ethnographique à voir l’Italie dans un cadre et une époque peu traitée de nos jours. 5