Sorti en 1973, "L'argent de la vieille" est réalisé par Luigi Comencini, qui signe ici probablement son chef-d'oeuvre et un "joyau de la comédie italienne des années 70" (Telerama). A cette dernière remarque, il convient de s'arrêter un instant et remarquer à quel point les étiquettes sont trompeuses et extrêmement subjectives. En effet, il faut mieux passer son chemin si l'on cherche une comédie pour mourir de rire et pour se détendre car "L'argent de la vieille" n'est absolument pas cela, et n'est absolument pas drôle (à mon sens).
De quoi parle donc ce film? Peppino et Antonia sont des pauvres, nantis de cinq enfants. Ils sont, chaque années conviés par une très riche comtesse pour une série de parties de cartes. Cette année là, ils sont bien décidés à "plumer" la vieille de ses millions... Voilà le résumé. Déjà, il faut saluer avec ferveur l'idée de base. Le thème du film qu'est le jeu fut, en définitif, assez peu traité au cinéma. De mémoire, on se souvient de "La Baie des Anges" (Jacques Demy, 1963) ainsi que du "Kid de Cincinnati" (Norman Jewison, 1965) où s'affrontaient Steve McQueen et Edward G. Robinson.
Vient ensuite le traitement de l'histoire. Et Comencini a réussi un tour de force: dévoiler les personnalités de chacun des quatre personnages principaux à travers le jeu. Quatre personnes dont les caractères ne cessent de se dévoiler tout le long du film. Ainsi, et c'est la plus grande qualité de cette oeuvre, renverser notre préférence pour tel ou tel protagoniste sans que cela fasse artificiel. Dans un premier temps, l'empathie du spectateur tend vers Antonia, joueuse experte, prête-à-tout pour sortir de la pauvreté, tandis que Peppino nous procure un profond sentiment d'exaspération car se révélant le principal levier de toutes les défaites du couple. Il faudra attendre ce qu'on peut nommer le deuxième temps du film pour voir nos préférences basculer. Antonia est peut-être la meilleure joueuse, mais elle se révèle aussi faible, car complètement prise par le démon du jeu, à l'inverse de Peppino, qui, parce que son niveau est moins élevé, refuse de continuer la partie. Curieusement, ce retournement se retrouve aussi chez les fortunés. La Comtesse, experte dans la première partie, dévoilera son entêtement et sa radinerie dans la deuxième partie. George, le chauffeur, totalement transparent dans les premières parties de cartes, semble gagner en épaisseur dans la partie centrale, car voulant arrêter la partie (soucieux de la santé de la Comtesse). Autre opposition qui cette fois-ci est reliée au cadre spatial : le film se passe dans deux endroits, le bidonville où la pauvreté et le manque d'argent ravagent les gens et le château où le trop-plein d'argent détruit l'humanité de la Comtesse. Mais toutes ces oppositions pour quoi au juste ? Pour dénoncer le terrible ennemi dans le film : le jeu.
Le jeu, véritable antagoniste. On le sait, les italiens peuvent vraiment être féroces (voir « Affreux, Sales et Méchants », Ettore Scola, 1976). Ici, Comencini semble condamner toutes les facettes du jeu. En premier lieu, la manière dont le jeu divise les humains au lieu de les unir :
Antonia, pleine de haine contre son mari, responsable de leur perte, jouera la dernière partie avec celui qui est prédisposé à devenir son amant
. Puis est dénoncé l'aspect addictif du jeu d'argent. Comme il est montré dans le film, le jeu engloutit à la fois les perdants (qui veulent se racheter) et les gagnants (qui veulent continuer à gagner). A ce titre, la meilleure scène du film en est un exemple probant :
dans l'une des dernières parties de cartes, les rôles s'inversent, les pauvres remportent les millions et ne peuvent s'arrêter de jouer (alors qu'ils sont condamnés à perdre face à l'immense fortune de la Comtesse), à l'inverse la Comtesse continue à jouer pour récupérer une somme qui, finalement, est assez dérisoire pour elle
. Le jeu engloutit même ceux qui ne jouent pas, comme les autres habitants du bidonville, scotchés à la partie, en espérant que la vieille soit dépouillée de son fric (pour pouvoir profiter de l'argent gagné par Antonia et Peppino). Il engloutit enfin le spectateur qui se retrouve complètement pris par ces faces-à-faces, où les mises sont doublées à chaque partie. Enfin, est montré la vacuité du jeu, quand ce dernier n'est tout simplement pas destructeur pour l'Homme. La fin du film ne pourrait être plus claire :
les pauvres ont failli (et c'est ce « failli » qui rend affreux le jeu) obtenir une véritable fortune. Quant à la riche Comtesse, en plus de mettre sa vie en danger,elle se livrera à un dernier jeu, inutile et malfaisant, qu'elle paiera cher
...
« L'argent de la vieille » est en définitif un véritable chef-d'oeuvre. Peu de comique (de mon point de vue) mais une attaque pure et simple des jeux d'argent qui pervertit, détruit l'Homme et surtout où la victoire est éphémère. J'ose aller plus loin en disant que nous sommes devant un chef-d'oeuvre du film policier, avec suspense, retournement de situation et aussi, véritable gourmandise, une fin surprenante (qu'il est possible de prévoir, avec un peu de vigilance).