« Fedora » est l’avant dernier film de Billy Wilder. Certains des admirateurs du grand réalisateur aimeraient qu’il fût le dernier, afin de pouvoir gommer « Buddy, Buddy », le triste remake de « l’Emmerdeur » (Edouard Molinaro, 1973) , qui conclut de manière peu glorieuse sa fructueuse collaboration avec le scénariste fétiche de sa deuxième partie de carrière, IAL Diamond. Il est vrai que voir se refermer la filmographie de Wilder avec cette deuxième réflexion amère sur Hollywood aurait plus d’allure et surtout plus de cohérence. Après la consécration majestueuse que fut « La garçonnière » en 1960, couronnée de trois oscars majeurs dont celui du meilleur film et du meilleur scénario, le duo constitué en 1957 sur « Ariane » va connaître progressivement un déclin que les deux hommes ne sont pas parvenus à s’expliquer alors qu’avec le recul il apparaît évident qu’il se sont trop facilement reposés sur le génie comique de Jack Lemmon qui leur avait tant donné sur « Certains l’aiment chaud » et « La garçonnière ». Une impression de déjà vu a sans doute fini par détourner les spectateurs de Billy Wilder dont le cinéma au mitan des années 1960 a soudainement paru démodé. Pourtant « La vie privée de Sherlock Holmes » où les deux hommes ont semblé se réinventer avait une sacrée allure. Mais nous étions déjà en 1970 et l’heure de Wilder avait sonné, les Penn, Pollack, Scorsese ou Coppola ayant apporté une nouvelle manière d’aborder les sujets et aussi une nouvelle façon de diriger les acteurs. En 1978 après cette série d’échecs, Wilder ne fait plus la pluie et le beau temps au sein d'un Hollywood en pleine mutation. Il devra pour la première fois aller faire de la « retape » pour trouver le financement de ses ambitions. C’est en Europe à travers un deal franco-allemand qu’il finira par obtenir gain de cause et pouvoir mettre en scène une fois encore. Wilder avait en réalité abandonné le vrai drame depuis près de trente ans et « Le gouffre aux chimères » (1951) qui succédait à « Sunset Boulevard » (1950), son film phare qui avait secoué une industrie des studios encore triomphante qui ne lui avait pas pardonné ce miroir tendu à son cynisme . Juste retour des choses , en 1951 l'académie des Oscars l’avait durement sanctionné en ne lui décernant que trois récompenses mineures alors que le film avait été nommé dans toutes les catégories reines. Comment peut-on expliquer autrement l’Oscar accordé à Judy Holliday pour « L’esprit vient aux femmes », alors que Gloria Swanson dont la composition bouleversante en star déchue du muet, tout comme Bette Davis dans « Eve » (Mankiewicz) restèrent sur le carreau ? Prudent et échaudé par l’échec du « Gouffre aux chimères », son film préféré, qui dénonçait la voracité des médias, Wilder ayant bien reçu le message, s’orienta dès 1957 en collaboration avec IAL Diamond vers le créneau de la comédie légère qu’il parvenait malgré tout à teinter systématiquement d’une réflexion acide sur la société américaine. Après une décennie glorieuse suivie d'une autre marquant un lent déclin, Wilder sentant bien que les choses allaient devenir de plus en plus compliquées pour lui et qu’il n’aurait plus beaucoup d’occasions d’exercer son art, a sans doute voulu adresser un dernier message à la Mecque du cinéma qui, il avait pu désormais le vérifier lui-même, brûlait sans vergogne ceux qu’elle avait encensés. William Holden qui avait endossé le costume du scénariste ambitieux qu’avait été Wilder à ses débuts dans "Sunset Boulevard" se transforme pour "Fedora" en producteur réduit à parcourir l’Europe pour donner vie à son projet un peu à l’image de Wilder sur ce même film. Encore le procédé du film dans le film. Jeune ou vieillissant, scénariste assoiffé de réussite ou producteur à la dérive, Holden, alter ego de Wilder est encore une fois le témoin-acteur de la chute d'une icône féminine de l'écran lâchée par les studios après que les spectateurs se soient détournés d'elle. A Hollywood le triste sort des stars glamour, féminines surtout, est comme le dit si bien leur dénominatif, de s'éteindre à leur firmament. Norma Desmond a été conduite au mausolée par une révolution technique (l'arrivée du parlant), Fedora a lutté comme la chèvre de Monsieur Seguin contre les premières atteintes du vieillissement. Dans les deux films, Wilder insiste sur la tentative désespérée d'arrêter le temps, qui ronge celles, qui le plus souvent sorties du néant ont été adulées des foules pour leur plastique magnifiée par l'écran. Pour que la légende demeure elles n'ont souvent d'autres choix que d'accepter une première petite mort. Normand Desmond vivait recluse dans sa villa de Bel Air et Fedora s'est perdue sur la petite île grecque de Corfou. Holden violeur d'intimité dans chacun des deux films va jouer un peu le rôle de l'égyptologue profane qui ignore que l'on ne peut exposer à l'air libre une momie sortie de son sarcophage. Wilder, par les différents métiers qu'il a exercé à Hollywood et les choix qu'il a été amené à faire, sait qu'il a fatalement joué un rôle dans le processus d'entrée et de sortie du statut de star des actrices qu'il a employées. Dans "Fedora" on l'a dit, l'identification est sans doute encore plus forte, Wilder goûtant à son tour aux affres du désamour du public et à la réaction en chaîne qu'il provoque au sein de la hiérarchie des studios . Avec une autodérision qui lui ressemble bien, tel Norma Desmond en quête de revenir sur le devant de la scène grâce à un scénario indigeste et surtout dépassé, Wilder affuble Barry Detweiler (William Holden) d'une nouvelle adaptation d'Anna Karenine qu'il entend proposer à Fedora pour son retour sous les feux de la rampe alors que Garbo l'avait déjà immortalisée par deux fois à l'écran dans les années 1930. C'est sans doute à Garbo que Wilder a pensé en premier lieu en réalisant "Fedora", elle qui prudemment avait choisi la retraite anticipée avant que les moguls ne lui indiquent le chemin de la sortie. Il avait envisagé dans un premier temps confier à son amie Marlène Dietrich le rôle de Fedora vieille, mais la star de 76 ans, elle-même recluse dans son appartement parisien de la rue Montaigne, avait décliné l'offre. Moins limpide que "Sunset Boulevard", "Fedora" propose une intrigue nimbée de mystère qui pousse à son paroxysme la schizophrénie qui peut s'emparer de ceux habitués à se dédoubler. Moins limpide, moins parfait mais tout aussi noir que son glorieux aîné, "Fedora" demeure un film captivant d'un cinéaste de l'âge d'or d'Hollywood échoué sur le rivage qui regarde un peu amer "ces barbus qui secouent leurs caméras" (allusion dans le film de Detweiller aux Coppola, Spielberg et Scorsese nouveaux rois d'Hollywood) lui ravir sa place sur le trône. Les difficultés sur le plateau de Marthe Keller choisie pour le rôle titre, confirme le décalage du cinéaste avec la réalité d'une époque qui n'était plus la sienne. Pour admirer ce chant du cygne d'un des plus grands réalisateurs de l'âge d'or d'Hollywood, les éditions Carlotta ont édité un magnifique Blu-Ray avec en supplément un très bon documentaire où Marthe Kelletr et Michael York témoignent du décalage des méthodes du vieux lion avec celles des rois du nouvel Hollywood.