J'ai attendu de voir ce film deux fois avant de me décider à formuler un avis.
Première fois, à l'occasion de la sortie du DVD : visionnage plein d'attentes liées à ce film à la réputation sulfureuse et "maudite", et admirateur de l'univers clipesque de Boutonnat/Farmer, j'étais en quelque sorte de parti-pris. Je m'attendais à un ratage néanmoins, que j'aurais soutenu avec une belle mauvaise foi, et puis finalement, non, l'impression d'ensemble a été très positive, j'ai passé honnêtement un agréable moment à découvrir ce film déroutant et souvent beau. En bon cinéphile, impossible de ne pas y retrouver des influences aimées, David Lean bien sûr (j'ai beaucoup pensé à Dr Jivago, plus qu'à la fille de Ryan), ou encore Le Miracle des loups de André Hunebelle
(la fin, magnifique, me fait penser à Rosanna Schiaffino en manteau bleu entourée de loups...)
... Bref, ce film a su convoquer en moi un imaginaire agréable et, contrairement à ce que j'ai pu lire un peu partout, le temps ne m'a pas semblé vraiment long. Justement quand on aime le cinéma de Lean, la longueur fait partie du plaisir de l'expérience.
Second visionnage tout récent : les défauts m'apparaissent plus nettement, au point de faire naître en moi une impression de pénibilité par endroit.
Quels sont-ils selon moi ? :
- le symbolisme très lourd et surligné par la mise en scène devient pénible sur tout un film. Là où un clip a besoin de faire mouche rapidement, le cinéma peut se permettre de déployer plus de subtilité. Toutes les obsessions du couple Farmer/Boutonnat sont ici pleinement étalées au point d'en devenir gênantes (les passages à l'asile, longs, lourds, démonstratifs), l'érotisme malsain autour d'une Mylène objet d'anathème et de fascination (
la scène, ridicule de l'"allaitement", le passage "baby doll" dans le lit, la scène de "réanimation"/défloration...gênantes plus que troublantes car très mal amenées
), l'obsession du blasphème (dans un film qui d'ailleurs ne porte pas franchement sur une quelconque réflexion religieuse, cela semble vraiment gratuit...).
- des personnages dans l'ensemble inaboutis. A commencer par Catherine, que je trouve vraiment peu intéressante, aucune scène ne parvient à la faire vraiment "vivre" de l'intérieur, elle est présentée à chaque fois comme un objet de fascination, de fait, exactement comme dans les clips, chevelure de feu et cuisse dénudée. Bref, c'est une présence esthétique avant tout. Marie, incarnée par l'excellente Frances Barber, est une sorte de Mrs Danvers caricaturale, qui n'a pas grand chose à défendre dans son personnage au fond. Elle aussi manque d'épaisseur. Les parents Degrâce sont sans relief (et pourtant grand plaisir de revoir Jean-Pierre Aumont !), les femmes du village réduites à la caricature là encore. Les deux seuls personnages qui m'ont touché sont le père Glaise, qui laisse affleurer les doutes de l'homme de foi, et Giorgio Volli, le héros dont la présence fantomatique se suffit à elle-même.
- justement la caricature est ce qui m'a le plus gêné dans ce visionnage : tous les passages avec les femmes du village, devenues des ribaudes infâmes (perruques de souillons, tétons et culs à l'air, chicots complètement pourris, maquillages outranciers... bref, on est plus proche des Visiteurs que de la Fille de Ryan, même dans le sublime passage du lynchage de Sarah Miles ! ) et déchaînées sont vraiment insistants, pesants, dérangeants, nauséeux même. Idem avec les passages à l'asile,
le pompon étant la visite du sous-sol, qui lorgne du côté du film de zombie
... D'autres fautes de goût émaillent le récit, toujours à cause d'une question de "dosage" qui transforme des passages supposés intenses en pantalonnades ridicules (
le baiser de Giorgio à Catherine/Marie/papa Degrâce, la fête à l'auberge, le lynchage de Catherine dans l'église qui devient un "crêpage de chignon" sanglant, au pied de la lettre...
). D'ailleurs, niveau caricature, les looks des personnages n'aident pas : les maquillages sont excessifs au possible (j'avais l'impression de regarder un film expressionniste des années 20 parfois), baromètres du degré de réfrigération/souffrance/progression de la mort des personnages, les perruques sont hideuses (la choucroute de Mylène, avec ses ajouts pendouillants est aussi laide que celle de Juliette Binoche dans le Wurthering heights de Peter Kosminski, ce qui n'est pas rien, celles des villageoises... innommables !), la robe en gros velours rouge de Mylène est atroce et tombe comme un rideau (Scarlett portait le rideau avec beaucoup plus de chien !). Deux détails aussi, là encore d'une lourdeur qui désigne l'artifice de cinéma et éteint toute émotion :
la goutte de lait séché sur les lèvres de Mylène après la tétée qui ne disparaît pas et reste, bien insistante au cas où le spectateur aurait manqué ce sublime détail qui campe le personnage de la femme-enfant (je salue Mylène d'avoir pu dire tout son dialogue presque dignement avec ce "gag" digne de Mary à tout prix !) et aussi le visage sanguinolent de Catherine après son lynchage dans l'église où l'on peut voir que l'hémoglobine était en open bar sur le tournage... Catherine se serait pris un parpaing sur le crâne qu'elle n'aurait pas été autant amochée...
Là encore, ce côté très visuel, tape-àl'oeil de Boutonnat, fait aussi sa faiblesse ici, dans un long-métrage qui se voudrait subtil. C'est clinquant, mais c'est toc, trop artificiel, trop maquillé, trop choucrouté, trop surligné (la mise en scène aussi utilise des ralentis hérités de l'esthétique du clip... et ce n'est pas franchement réussi). Et c'est une impression ressentie sur tout le film, y compris sur la direction d'acteur (Dupontel...)
- justement, la direction d'acteur est très inégale. D'excellents acteurs font le taf avec compétence et conviction, et sauvent de nombreuses scènes (Joss Ackland, Frances Barber au premier chef, dans une moindre mesure Jean-Pierre Aumont et Louise Fletcher, qui ont un peu moins à défendre). Les villageoises sont des caricatures de la bêtise et de la méchanceté humaine, mais sans aucune intelligence de leurs personnages, elles en font des tonnes tout le temps, c'est insupportable. J'avais l'impression, par cette disparité de jeu, d'être dans ces mauvais films italiens des années 60/70 (je pense aussitôt à Gran Bollito de Bolognini, qui assume au moins d'être une farce grossière), où des grands acteurs côtoient des cabots infâmes. Restent le couple vedette, là encore, mal assorti selon moi. J'ai été touché par la présence sincère et sensible de Jeff Dalhgren, son physique de jeune premier romantique idéal se teintant de la noirceur d'âme attendue. Belle prestation, surtout pour un premier rôle, qu'il porte avec constance et conviction du début à la fin. Il m'a souvent fait penser au jeune Johnny Depp, et je trouve regrettable qu'il n'ait pas persévéré dans le cinéma. Pour ce qui est de Mylène Farmer, je suis très perplexe. Je ne trouve pas qu'elle transcende son personnage, elle use des tics mis en place dans ses clips (regards vides, bouche pincée, visage de côté, éclats de rire soudains), tout un arsenal de manières qui anesthésient toute authenticité. Elle n'est pas à l'aise du tout, soucieuse de flatter une image glamour en pleine construction (au moins dans Ghostland elle acceptera de remettre en jeu son image, ce qui est tout à son honneur), dans un festival de poses hiératiques soigneusement orchestrées par son mentor. Pourtant quelques beaux moments affleurent, où elle convainc : la colère dans la forêt, la scène d'amour dans les marais (sauf la fin...), l'affrontement avec les villageoises. Mais il est évident qu'elle manque de densité pour incarner un personnage qui se voudrait subtil, intense, dérangeant... et qui s'avère un double maladroit de la persona de la chanteuse. Dommage, vraiment, car l'étrangeté qu'elle dégage est réelle tout comme sa photogénie.
Alors, avec tous ces défauts, pourquoi trois étoiles ? :
- parce que ce film recèle des qualités d'atmosphère réelles, avec des plans magnifiques, mettant en valeur des décors de toute beauté. En bref, il y a de la poésie dans ce film, ce qui n'a pas de prix. Pour moi, ce qui fait la force d'un film, ce sont les images qu'il imprime dans nos mémoires. Ce film m'en laisse beaucoup.
- c'est un film étrange et dérangeant, il est plein d'aspérités, il questionne, il ne laisse pas totalement indemne.
- c'est un film de cinéphile, qui convoque de nombreuses références cinématographiques ou littéraires qu'il faut posséder pour réussir à pénétrer dans ce maquis. Pour moi, c'est un film qualité européenne des années 60 réalisé trente ans trop tard. La raison de son insuccès vient sans doute de là, plus que de toute autre considération. Pas à la mode, et trop jusqu'au-boutiste.
- parce qu'il témoigne d'un désir fou de cinéma, fou comme foutraque d'ailleurs, la volonté de tout dire,de tout mettre, ses influences, ses fantasmes, les images de cinéma qui hantent le jeune Boutonnat depuis l'adolescence. C'est vraiment un premier film, avec sa démesure, sa maladresse, mais aussi ce désir de se confronter à ses propres rêves, c'est un film qui respire la jeunesse, l'insolence, quitte à se brûler les ailes. Ce n'est sans doute pas pour rien que les trois protagonistes de ce projet auront tant de mal ensuite à revenir au cinéma.