Tout commence avec une longue ouverture accompagnée de la musique de Maurice Jarre, rappelant un cinéma, malheureusement, emporté par le vent, puis très vite, David Lean nous transporte dans la Russie de ce début du XXème siècle. Il adapte assez librement l'oeuvre de Boris Pasternak et nous fait suivre le destin de Youri Jivago, un docteur poète, tiraillé entre deux femmes et souvent rattrapé par les obligations de la révolution.
Passé un flash-back introductif où l'on suit le demi frère de Youri Jivago, bien des années après le déroulement de l'histoire, rechercher la fille de ce dernier, Lean sépare distinctement son récit en deux parties. Dans la première partie, il met en scène des personnages perdus en plein bouleversement politique et sociale dans cette Russie du début du XXème siècle. On assiste, à travers le personnage de Jivago ainsi que de Lara et Victor Komarovsky, à cette chute du système de tsar, facilité par la première guerre mondiale et la difficulté du front russe. Dans la seconde partie, il se concentre sur le personnage de Jivago, tiraillé entre ses deux amours et rattrapé par la révolution.
L'immense qualité du film tient à beaucoup de choses et notamment son écriture et la richesse de son histoire et de ses personnages. Lean ne retranscrit pas tout à fait fidèlement le livre d'origine mais se l'approprie et se concentre sur ce qui l’intéresse. L'histoire est approfondie, passionnante et attachante, tout comme les personnages, que ce soit Jivago dont Lean retranscrit bien ses idéaux, ses dilemmes et sa liberté ou Lara, ainsi que les relations qu'ils entretiennent. Comme la vie et les choix qui nous sont imposés, ce n'est jamais simple, que ce soit entre Youri Jivago et les deux femmes qu'il aimera ou entre Lara et Victor, une relation faite de fascinations, de soumissions et de dégoûts. David Lean en tire le maximum et en retranscrit à merveilles les enjeux.
Le réalisateur britannique mêle plusieurs genres entre mélodrame, romanesque, épique et politique. S’intéressant d'abord à la bourgeoisie lors de l'ère des tsars, il met en scène une révolution qui gronde et qui va être inévitable avec la guerre. Puis peu à peu, il va vraiment se concentrer sur les relations romantique et mélodramatique entre Jivago, Lara et Tonia mais toujours avec la révolution derrière, qui va jouer un rôle majeur dans la vie de Jivago et qui va souvent, contre son gré, le séparé de celle qu'il aime. Lean en fait une chronique des tourmentes de la société Russe en ce début de siècle, l'effet néfaste et catastrophique de la première guerre mondiale qui plongea le pays dans la révolution, puis la guerre civile ainsi que les bouleversements dans les classes sociales et les dérives du régime totalitaire alors mis en place. Il arrive à en donner de l'intensité, à capter ses complexités et ses enjeux et à les rendre émouvantes, fortes et bouleversantes. Il met son personnage principale face aux choix et aux dilemmes dont la vie en est remplis.
Derrière la caméra il montre tout son savoir faire, il sait prendre son temps lorsqu'il le faut et faire ressortir toute l'émotion des personnages, notamment lors de la seconde partie. Tous ses plans sont savamment pensés et d'une richesse incroyable, il ne laisse strictement rien au hasard, sa réalisation est fluide et ses plans-séquences superbes. La reconstitution est magnifique, il nous transporte littéralement en Russie et les décors sont sublimes, que ce soit en intérieurs avec le mobilier ou en extérieur. La photographie, tout comme le technicolor, est superbe. Il bénéficie aussi d'excellentes interprétations, que ce soit Omar Sharif dans le rôle de Jivago qui rend son personnage attachant et émouvant, Rod Steiger, Alec Guinness et surtout Julie Christie. Alors qu'on la découvre d'abord assise dans un bus tout de noir vêtu, elle illumine son personnage de ses magnifiques yeux bleus. "Docteur Jivago" est aussi porté par une partition mélancolique de Maurice Jarre alors au sommet de son art.
Petite histoire dans la grande, celle d'un docteur libre intellectuellement, poète et attachant et de son amour de toujours puis celui de celle qu'il va rencontrer avec comme fond cette révolution d'abord dans les rues et qui gronde, puis mise en place dans une Russie enlisé dans la guerre et ses conventions. Une fresque romanesque, poétique, poignante, magnifique et intelligente.