Alejandro Amenabar n’avait rien inventé avec ‘Les autres’, qui n’était rien d’autre que le lointain descendant de ce chef d’oeuvre de Jack Clayton, spécialiste des adaptations littéraires qui porte ici à l’écran une nouvelle de Henry James de 1898, ‘Le tour d’écrou”. Une gouvernante est engagée par un richissime homme d’affaires pour s’occuper de ses neveux, qu’il ne voit pratiquement jamais et qui sont laissés à la garde d’une poignée de domestiques dans un somptueux manoir de la campagne anglaise. Une fois sur place, Miss Giddens découvre des enfants charmants et polis mais dont l’attitude malicieuse la déstabilise, elle qui entretient une vision idyllique de l’âge tendre. Très vite, la jeune femme va se persuader que deux anciens employés de maison, morts dans des circonstances étranges, ont quelque chose à voir avec le comportement imprévisible de ses protégés. ‘Les innocents’ n’hésite pas montrer à l’écran que les enfants pouvaient être pervers, sournois et manipulateurs: en 1961, ce n’était pas rien. Les enfants sont-ils possédés pour autant? Leur tort principal ne serait-il pas de ne pas cadrer avec la vision rigide de leur gouvernante. ‘Les innocents’ ne l’exprimera jamais clairement, et c’est formidable. Déjà à l’époque, les producteurs avaient pourtant tenté de forcer une explication fantastique qui n’existait pas dans la version de Henry James : Jack Clayton s’était vu obligé de batailler pour conserver l’essence et l'ambiguïté du récit d’origine, et avait finalement obtenu gain de cause. Tout au long du film, Clayton ne fera rien de plus que suggérer, sans user du moins flashback explicatif, qu’il s’agisse des actes dont les enfants auraient pu être témoins, de la personnalité corruptrice du valet Quint, des circonstances de la mort de la précédente gouvernante ou des causes du renvoi du jeune Miles. Comme dans toute maison victorienne digne de ce nom, on n’évoque ces choses là qu’à demi-mots, on sous-entend, on se dissimule derrière une morale stricte, et on refuse de considérer la réalité telle qu’elle est vraiment : c’est dans ces non-dits que les fantasmes prennent racine, le cadre gothique inquiétant du manoir se chargeant ensuite de les faire prospérer. Miss Giddens elle-même n’échappe pas à la règle : au-delà du visage aimant et digne de confiance qu’elle affecte en public, on devine une femme en souffrance, prisonnière des convenances de son temps. Bien qu’il soit en noir et blanc, la somptuosité de la mise en scène, l’utilisation parfaitement maîtrisée de la lumière pour illustrer le climat lourd de secrets du manoir mais aussi la personnalité perturbée de Miss Giddens n’auront échappé à personne, et parachèvent la légende de ce chef d’oeuvre absolu de l’épouvante gothique qui, jusqu’au bout, entretiendra un doute parfait sur la nature psychologique ou surnaturelle du mystère.