Avec Martin, George A. Romero fait entrer le vampire dans la modernité : non plus une bourgade isolée mais New York, la « grosse pomme » comme indiquée par un contrôleur de train, l’associant à un fruit que l’on croque à pleines dents ; à l’esthétique romantique et gothique répond le choix de la chronique naturaliste, de tranche de vie composée d’activités et de déplacements quotidiens, de phrases d’usage et de banalités ; pas de gore autotélique mais un regard de chirurgien, assuré par le protagoniste principal qui veille à stériliser ses aiguilles, à rassurer ses victimes qu’il aborde tels des patients, qui procède avec rigueur et froideur – le générique d’introduction énumère les plans que l’on penserait empruntés à une opération chirurgicale : nettoyer les instruments puis le lavabo à l’aide d’une serviette blanche, utiliser du savon, ingurgiter des cachets.
Cette démarche naturaliste, relevant du Nouvel Hollywood, immerge le vampire dans un paysage urbain dégradé auquel répondent des intérieurs à l’architecture stylisée ; celui-ci se heurte alors aux représentations stéréotypées du vampire que Romero convoque avec ironie : le recours hyperbolique à la religion, caractérisée pourtant par son impuissance et par le fanatisme qu’elle engendre, se caractérise par l’oncle Cuda aux allures de saint Georges, tout de blanc vêtu, qui vient chercher à la gare le diabolique Martin Matthias, dans le nom duquel nous entendons deux saints. Sans oublier le père Howarth, interprété par George A. Romero lui-même, curé amateur d’alcool qui se moque de l’office, laisse la parole à d’autres paroissiens, et affirme haut et fort avoir adoré The Exorcist (William Friedkin, 1973). Le film s’amuse avec l’imagerie horrifique du vampire, faisant de Martin la victime de préjugés avec lesquels il joue malicieusement – scène dans le jardin d’enfants où il sort de la brume déguisé en vampire, réduisant la cape, le teint blafard et les canines acérées en de simples accessoires d’épouvante constitutifs d’un déguisement de foire –, invalidant les symboles placés un peu partout dans la maison (l’ail aux portes, les croix sur les murs, les icones) pour mieux accentuer la détresse du personnage de Martin, désespérément seul, incapable de trouver une oreille attentive à qui raconter ses tourments.
La mise en scène de Romero est à ce titre très précise : elle sépare par des plans resserrés sur le corps ou le visage de chacun les personnages alors qu’ils sont engagés dans un dialogue – ou semblant de dialogue – dans la cuisine, dans la chambre ou à l’extérieur ; les retrouvailles entre Martin et Cuda sont perturbées par la nécessité d’aller aux toilettes, l’amante finit par s’ouvrir les veines dans sa baignoire, l’animateur d’une chaîne de radio ne prend pas au sérieux celui qu’il appelle « comte ». « Longtemps j’ai souhaité mourir » répète notre vampire, frappé par la malédiction de son ancêtre Nosferatu avec laquelle il communique par flashbacks interposés (en noir et blanc) : il ne peut avoir que des relations sexuelles nocturnes, non consenties, avec une partenaire endormie, il est condamné à la nuit, rendu muet par son entourage. Si personne ne l’écoute véritablement, lui accorde une attention toute particulière à autrui, pas seulement pour assouvir sa soif de sang, dans son rapport quotidien au monde : il apparaît tel un spectateur des hommes, il apprend en regardant. S’il constitue le personnage principal détenteur de la focalisation et à l’origine de la voix off, il ne se place que rarement au centre de l’attention et lorsqu’il l’occupe, c’est en devenant l’objet des convoitises ou des frustrations individuelles.
Romero fait donc entrer le vampire dans la modernité, entendue ici comme cadre géographique (la grande ville) et environnemental (friches industrielles, zones dégradées, violences urbaines), comme architecture intérieure (voir les plans sur les couloirs désertés de la maison), comme sensibilité psychologique voire psychanalytique, les analepses permettant un dialogue avec le passé et les traumatismes associés. Modernité cinématographique en somme, où le Nouvel Hollywood se joue des codes de l’épouvante traditionnelle et confond les genres (polar opposant trafiquants aux policiers, romance interdite, drame social, parodie). Le vampire devient une allégorie de questionnements métaphysiques qui découlent non pas d’une foi quelconque mais d’une expérience réelle et brutale du monde et du temps. Un chef-d’œuvre.