Jean Gabin c’est 95 films tournés en 46 ans de carrière. Soit une moyenne de deux films par an concentrés sur deux décennies très productives, les années 1930 celles de son éclosion avec 30 films, suivies des années 1950 celles de son retour en grâce avec 33 films. Sur ce total plus de la moitié (52) seront tournés avec seulement neuf réalisateurs. Pour ce qui concerne les genres abordés, les comédies pures peuvent être recensées au nombre de 10 dont trois à l’époque où l’acteur n’était pas encore une vedette. Sur les sept restantes, un chef d’œuvre du genre ressort avec « Le cave se rebiffe » suivi d’autres qui sont excellentes (« Archimède le clochard », « Le gentleman d’Epsom », « Le drapeau noir flotte au-dessus de la marmite ») ou tout simplement très honorables (« Le baron de l’écluse », « Les vieux de la vieille »).
« Le tatoué » est l’une des sept en question, l’avant-dernière de la série et sans doute la plus décriée avec « Les vieux de la vieille ». Jean Gabin alors âgé de 64 ans aborde la fin de sa carrière, un peu fatigué, son corps laissant de plus en plus apparaître le dur traitement que l’acteur lui impose depuis ses débuts. Il fait pour la troisième fois équipe avec Louis de Funès (on mettra de côté « Napoléon » de Sacha Guitry superproduction où les deux hommes font comme beaucoup d’autres une courte apparition) qu’il avait croisé dans « La traversée de Paris » (Claude Autant-Lara en 1956) et « Le gentleman d’Epsom » (Gilles Grangier en 1962) alors que « Fufu » n’était pas encore l’énorme vedette qu’il deviendra après le coup de tonnerre que fut « Le gendarme de Saint-Tropez » (Jean Girault en 1964). Les deux acteurs sont alors au sommet du cinéma français et l’idée de les associer cette fois-ci à égalité de rôles paraît aller de soi.
La réunion sera facilitée par leur contrat respectif avec le producteur Maurice Jacquin via sa société Copernic. Le projet accepté, Alphonse Boudard peut démarrer l’écriture d’un scénario sortant de son registre habituel (le film policier). Il s’inspirera de l’une de ses nouvelles, « Gégène le tatoué », qui fournira le pitch de départ. Mais « Comme en 14 » (titre provisoire du film) ne convainc pas les deux acteurs peu satisfaits de la psychologie générale et de la gestuelle de leur personnage. Commence alors une bagarre d’ego via Boudard interposé qui ne parviendra jamais à satisfaire simultanément les deux vedettes. Le romancier finit par renoncer. Parallèlement le projet a avancé notamment pour le casting complémentaire et les repérages en extérieurs. Denys de La Patellière qui doit diriger le film fait appel à Pascal Jardin que lui et Gabin connaissent bien pour restructurer l’ensemble. Le tournage démarre avec seulement trois scènes écrites, Jardin amenant chaque jour au réalisateur les textes pour la journée.
Cette improvisation scénaristique et le procès fait à Gabin de toujours interpréter le même rôle ont nui fortement à la réception critique du « Tatoué » qui a tout de même été un très solide succès dépassant 3 millions de spectateurs. Les deux acteurs aux tempéraments diamétralement opposés n’étaient certainement pas placés dans les meilleures conditions pour s’entendre parfaitement malgré le respect mutuel qu’ils se portaient l’un à l’autre. Toutefois revu plus de cinquante ans après sa sortie, le film mérite tout de même d’être réévalué. L’intrigue basée sur un Modigliani tatoué par l’artiste dans le dos d’un comte (Jean Gabin) décadent et ancien légionnaire qu’un marchand d’art avide de gains rapides (Louis de Funès) s’est mis en quête d’acquérir par tous les moyens est parfaite pour placer les deux acteurs dans le registre favori qui était le leur. L’anarchiste réactionnaire et bougon pour Gabin, le parvenu avide de réussite, en quête permanente d’affirmation de son pouvoir et de sa réussite pour De Funès.
Deux personnages tout-à-fait représentatifs d’une France pompidolienne en pleine expansion tournée vers l’avenir mais aussi inquiète de perdre son âme. Une angoisse existentielle qui refait surface régulièrement. Certes Gabin assez poussif semble parfois un peu ridicule dans certaines scènes accessoires qui auraient pu être évitées ou mieux agencées. Mais en grand professionnel, il compense par sa faconde naturelle, faisant ici merveille face à un de Funès vibrionnant et parfois touchant qui visiblement l’intrigue et l’épate tout-à-la fois. Les seconds rôles comme toujours sont efficaces tel Paul Mercey fidèle compagnon de route de Gabin en entrepreneur en maçonnerie roublard ayant compris tout le parti qu’il peut tirer de la situation ou encore Dominique Davray, l’épouse du marchand d’art retors, actrice de second rôle trop méconnue qui livre ici une prestation émouvante, alternant entre fou rire incontrôlable et le désespoir marquant chacun de ses retours brutaux à la réalité d’un mari qui ne la regarde plus.
Sans paraître y toucher, Denys de La Patellière dénonce par petites touches incisives, le sort réservé aux femmes, le racisme, la pollution et surtout la place déjà grandissante prise par l’argent qui amène sournoisement à une déshumanisation des sociétés dites avancées qui sur bien des points reculent tout en se donnant l’illusion du contraire. Le film est certes par instants un peu lourd et bancal dans son déroulement comme dans ses gags mais ceux qui l’ont critiqué si durement à l’époque devraient s’infliger la vision de certaines comédies produites actuellement par le cinéma français et peut-être trouveraient-ils un certain raffinement à ce « Tatoué » qui n’est malgré tout pas si indigne ?