La première affaire #Meetoo en Espagne, à l’aube du XXIe siècle, en milieu institutionnel de proximité. Une jeune femme de 25 ans, indépendante, brillante et ambitieuse, étudiant à Madrid, est courtisée par le maire à l’approche des élections municipales de Ponferrada, la commune de sa naissance, où vivent ses parents et amis d’enfance. Nevenka Fernandez hésite, met en balance ses études dans Madrid débridé et anonyme, et une fonction exposée dans une mairie communale, elle qui n’a aucune connaissance de la politique municipale. On la prémunit (le maire est un prédateur, un don juan, un homme politique et un entrepreneur clientéliste, corrupteur et corruptible), on s’inquiète. On l’encourage aussi : c’est une chance. Elle accepte et est nommée conseillère aux finances, l’un des 4 postes les plus sensibles. Sur Wikipedia je lis que Ponferrada est une étape sur le Camino francés et le point de départ du Camino de Invierno du Pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. Nevenka aurait mieux fait de cheminer et prier, pour autant, aurait-elle été mieux protégée ? Si j’osais, je dirais que si elle, Nevenka Fernandez, a été soumise à cette épreuve, à cette époque, c’est qu’elle était celle qui ferait imploser un système obsolète.
Obsolète ? Lequel 24 ans plus tard n’est toujours pas tout à fait remis en cause, quand il s’agit de toucher aux privilèges des puissants dominants.
Ce film m’a remuée : les larmes aux yeux, une rage incandescente a ébouillanté mes tripes, je me suis sentie asphyxiée, et assise confortablement au creux de mon fauteuil de cinéma dans une salle clinquante et bien chauffée, comme un cocon, je me suis sentie anesthésiée, incapable de réagir, comme ligotée au lieu de soutenir Nevenka. Si je n’ai pas vécu ce qu’elle a raconté et qui fait l’objet de cette adaptation cinématographique douloureuse et implacable, j’ai compris le harcèlement sexuel dont elle a été victime dans mes chairs parce que si souvent, j’ai approché ces situations-là. Je me demande aujourd’hui s’il reste une seule femme au monde à ne pas avoir, de près ou de loin, victime directe ou collatérale, en Espagne ou ailleurs, dans cet écosystème ou un autre, été confrontée au harcèlement : sexuel, moral, professionnel, psychologique.
J’en éprouve La Nausée.
Ismael Alvarez, le maire affiche un ego aussi surdimensionné que son aura. Il fait preuve d’un ascendant naturel, éprouvé de longue date, sur ses conseillers et coéquipiers, fournisseurs et prestataires, partenaires sous contrat, journalistes, et villageois qu’il tient sous sa coupe en offrant ici ou là appartement, bail, prêt, champagne. Séducteur invétéré, il s’éprend de Nevenka, sa petite Quenka, sa Quenki, qu’il parvient à mettre dans son lit après avoir déployé toutes les cartes de son jeu : paternel, à l’écoute, sensible, émotif, éconduit éprouvé, veuf éploré, patron charmé. En conseil municipal il porte aux nues la jeune conseillère si compétente qu'il lui octroie un double-salaire, pourvu qu’elle fasse preuve d’une disponibilité absolue. Nevenka finit par succomber au charme irrésistible et aux moues dignes de l’Actors Studio de son mentor. Avant de se raviser : ce n’est pas sa conception d’une relation et puis, elle aime Lucas à Madrid. Elle s’est égarée, elle le regrette. Ismael Alvarez ne l’entend pas de cette oreille et dévoile aussitôt son autre face : celle du tortionnaire. En cherchant un synonyme à bourreau, que je ne voulais pas employer car trop dévoyé bien que ce terme fut l’exact, je lis : Familier. Bourreau des cœurs. CQFD.
Ismael s’emploie maintenant à violenter Nevenka, la rabaisser, lui nuire mais s'arrête toujours à une frontière qui lui permettra de mieux relancer sa mécanique déstabilisante. Il oublie de la prévenir du changement d’horaires des réunions, omet des informations essentielles lui permettant de préparer des dossiers rigoureux, il lui ment. Il la traite d’hystérique. Si ce terme est banalisé dans un tel contexte, décennie après décennie, depuis le Bal des Folles d'un autre siècle, il prend ici une place démesurée comme s'il déchirait l'écran de cinéma pour nous sauter en pleine figure. Il la menace, elle et ses parents. Il la viole. Nevenka se retrouve clouée au pilori en place publique. Tous désormais se retournent contre la jeune femme. Les louanges d’hier se transforment en calomnies. L’hypocrisie, la trahison, la déloyauté se révèlent. Jusqu’à ce que Nevenka disparaisse.
Pour recoudre sa dignité, elle qui a perdu toute substance intellectuelle et corporelle, décide de s’en remettre à un avocat et de porter plainte contre le maire.
Le procès est insoutenable pour nous autres spectateurs, il l’est sans doute autant pour les témoins qui tous, ont pactisé avec le maire. Même ses parents, se sont montré ambigus, apeurés par le scandale. Aussi insoutenable soit-il, Nevenka résiste. Elle résiste à un sexisme qui laisse pantois. Elle résiste au service de sa dignité.
Les acteurs jouent une partition phénoménale, épouvantable et éprouvante. J’ignore dans quel état Mireia Oriol et Urko Olazabal ont quitté le tournage et s’ils sont eu le courage d’affronter leurs personnages sur grand écran mais en tant que spectatrice, je salue leur talent et le remue-ménage que leur interprétation produit. Je salue le talent de la réalisatrice qui signe une œuvre exemplaire dont j’espère qu’elle fera œuvre de pédagogie et de réflexion, pour que les hommes se contrôlent, pour que les femmes parlent, et qu’elle constituera une pièce de plus en termes de jurisprudence, dans les affaires #Meetoo. Car il s’agit d’un film inspiré d’une histoire vraie, aux conséquences effroyables.
Défilent sur l’écran, à la fin, juste avant un générique à la bande-son aussi austère que saccadée, deux phrases qui révèlent ce que sont devenus le maire et sa proie. Je croyais ma rage presqu’apaisée l’issue du procès, c’était pour qu’elle se ravive davantage encore à la lecture de ces destins.