Chez Jafar Panahi, comme chez beaucoup de réalisateurs iraniens mais de manière encore plus paroxystique, la fiction reste indissociable de la réalité ou plutôt, elle s’y mélange, la triture, s’emprègne et l’imprègne en retour, parfois même la remplace jusqu’à ce qu’il devienne difficile de déterminer si c’est la fiction qui s’inspire de la réalité ou s’il ne s’agit que d’un seul et même concept, artistiquement parlant. Dans le cas de ‘Aucun ours’, ce qu’on prend d’abord pour la fiction principale est en réalité un film que l’alter-égo du réalisateur à l’écran - joué par lui-même - s’efforce de tourner à distance, par délégation et webcam interposée, puisque le tournage a lieu en Turquie et que le cinéaste est coincé en Iran, de l’autre côté de la frontière. A toutes fins utiles, précisons que Jafar Panahi, le vrai, est sous le coup d’une interdiction de quitter le territoire iranien depuis plus de dix ans (et d’une interdiction de tourner, qu’il défie allégrement) et qu’il a d’ailleurs été incarcéré quelques mois après la sortie européenne de ‘Aucun ours’ pour propagande contre le régime. D’autre part, ce film, consacré à un couple de réfugiés qui tentent de gagner l’Europe, n’est une fiction qu’aux yeux du spectateur puisqu’à l’échelon de la “réalité cinématographique”, ce sont les réfugiés eux-mêmes qui se prêtent à l’exercice de la fictionnalisation de leur parcours. Pendant ce temps, à l’autre bout de la webcam, le réalisateur empêché pourrait quitter l’Iran et se rendre discrètement en Turquie à travers les montagnes mais ne se décide pas à sauter le pas. Il se retrouve également pris dans un conflit au sein du village reculé où il a établi ses quartiers : on l’accuse de détenir la preuve photographique qu’une jeune femme rencontre discrètement un homme du village alors qu’elle a été promise à un autre depuis sa naissance. On pourrait croire que de telles acrobaties conceptuelles verrouillent le dispositif et rendent le film froid et cérébral, entièrement dévoué à sa démonstration théorique. Il n’en est rien et l’histoire, proche de la fable, reste intrigante à souhait et permet autant à Panahi de fustiger les coutumes immuables et potentiellement meurtrières de ses compatriotes que de dénoncer les conditions dans lesquelles il travaille et de s’interroger sur le pouvoir et la responsabilité de celui qui produit des images.