Mon analyse et critique en vidéo: https://www.youtube.com/watch?v=Ym_XziYcmzg
Le 23 Novembre dernier, alors que son réalisateur croupit dans une geôle insalubre de Téhéran,
sortait en France le dernier long-métrage de Jafar Panahi, dissident iranien à la renommée internationale.
Réduit à la détention quand d’autres artistes moins malheureux connaissent la censure, Jafar Panahi est un
jeteur de pont, une figure tutélaire relais entre le coeur d’une société iranienne écrasée par la radicalisation
du pouvoir et les nations étrangères attentives face à ce nouveau géant de la géopolitique internationale.
Jafar Panahi en prison, c’est une intelligence gâchée, c’est indignement couper les ailes d’un cinéma en
pleine maturité, c’est rompre l’écho d’une des voix les plus importantes et géniales du cinéma
contemporain. Car disons-le : Jafar Panahi s’est affirmé comme l’un des plus grands cinéastes de la
décennie, et à coup sûr aura la postérité qui lui est échu, y compris dans son pays d’origine quand les
temps y seront plus propices. Son travail d’analyse de la société iranienne est monumental, et sa mise en
scène limpide, jamais froide, toujours curieuse et attentive, tant sociologiquement
qu’anthropologiquement, fait de lui cet artiste qui dérange, car il ne trahit rien: ni ses ambitions
révolutionnaires ni la rigueur dialectique d’une telle entreprise. Si l’humanisme de Jafar Panahi est
évidemment moteur de son cinéma, il est une lumière plus discrète, venue de dos, bon à souligner les
contours de ses personnages, à les distinguer, qu’il traite comme des sujets d’études à part entière. Cette
sympathie froide de Panahi est caractéristique de la dualité de son cinéma: à la fois empathique et
chaleureux, immergé à l’intérieur des cercles, des familles, des traditions, mais toujours distant d’un pas,
ce recul de l’œil lucide qui ne prend pas parti sans avoir pris le soin de s’expliquer les rouages matériels
de la société et de la nature du récit. Dans Aucun Ours, cette démarche est perceptible et c’est à mon avis
l’une des meilleures raisons pour Jafar Panahi de se mettre en scène, dans un propos meta-textuel, où le
cinéma parle avant tout du cinéma. Sa personnalité, auquel s’ajoute le statut de libre-penseur poursuivi
par le pouvoir, est l’incarnation même de sa démarche philosophique et scientifique. Car Jafar Panahi
dans le film est un être essentiellement passif: si le film tente tant bien que mal de suivre une trame, à
savoir la réalisation d’un long-métrage de l’autre côté de la frontière turque, auprès duquel d’ailleurs il ne
peut tenir qu’une place de spectateur, Jafar Panahi est ballotté entre divers tourments familiaux et
politiques auquel il concède du temps et de la matière. Il ne fait aucune résistance aux circonvolutions du
récit : il se laisse porter sans jugement dans les affres de l’intrigue, à l’intérieur des cahutes en pierre ou le
long de la vallée de contrebande, et se plie aux traditions sanctifiées de la ruralité. Cette part documentaire
si chère à Godard est fondamentale dans le cinéma de Panahi, et le talent de Panahi est de la rendre
foisonnante comme la vie: dans chaque plan, il y a une porte de sortie, une rencontre humaine qui dévie le
cours naturel du scénario : il y a un bouillonnement intérieur comme une trace, un indice, qu’il ne faut pas
laisser échapper.
Film sur la censure qui consiste à empêcher de montrer, obligeant le cinéaste à toutes les
contorsions, mais aussi film sur l’auto-censure, qui consiste à ne pas savoir voir, de laquelle Jafar Panahi
apprend à se prémunir Le cinéaste possède une mission : servir au mieux la vérité! Le faux-monologue de
l’actrice Zara, brillamment mis en scène, est un manifeste fédérateur pour les oreilles et les yeux des
Iraniens de demain que Panahi souhaiteraient voir transfigurer la société théocrate, et qu’il fait participer
dans son film comme un appel au réveil collectif, Mais c’est aussi une mise en garde à l’attention des
sociétés occidentales auprès desquelles il entretient un succès nullement crédule, pertinemment conscient
que l’intérêt qu’il suscite s’inscrit dans un historique anti-musulman, dans une rhétorique droit de
l’hommiste paternaliste et infantilisante. Le cinéma du faux, surtout quand il s’agit des grosses
productions orientalisantes, est une gangrène historiographique, bien souvent issue des lectures libérales
du proche et moyen orient. Il sait que son succès n’est pas toujours désintéressé, et que la censure et la
propagande font tout aussi partie de l’Occident, dans une forme plus discrète, mais tout aussi pernicieuse.
L’insincérité, celle de son mari, qui finira de mener Zara au suicide, et de ses lamentations de quoi graver
le précepte du cinéaste, et peut-être de tout bon cinéaste: "Elle a supporté la torture, l’exil, mais elle n’aura
jamais supporté le mensonge".
L’Iran n’est plus une nation quelconque à l’échelle du monde. Contrairement au récit occidental, l’Iran est
une nation émergente techniquement moderne, et le bouillon traditionnel de rites et de superstitions; la
mainmise d’un pouvoir totalisant, à l’image de ces ours montés de toute pièce. La force de Panahi, au
travers de ses déambulations, est de séparer le grain de l’ivraie, de faire la part belle entre ce qui relève
véritablement des valeurs fondamentales du pays persan et ce qui relève de l’enclave politique. Il parvient
à renverser le couple conservatisme/progressisme en l’immergeant dans le concept de lutte des classes:
entre ce qui appartient véritablement à l’axologie populaire et ce qui relève de la culture bourgeoise et
dominante : c’est-à-dire au culte de la soumission.
À l’image de son film, que le réalisateur Jafar Panahi veut comme une alternative à la propagande
iranienne, le personnage Jafar Panahi entend faire vivre une rupture métaphysique majeure. L’imbroglio
autour de la promesse de mariage, vieille tradition patriarcale sans justification métaphysique, dessine les
contours d’une société du serment et de la parole consacrée. Mais si une cérémonie comme le
lavage de pieds est porteuse de sens, en tant qu’elle véhicule un flux symbolique véritable et participe au
tissu social, la parole sacrée érigée en justice participe à le déchirer. Panahi le montre: la parole est sujette
au marchandage, et les tenants du pouvoir, aussi petit soit-il que celui du maire, s’accommodent bien
d’une parole tronquée à des fins diplomatiques. Dans ce genre de tribunal, auquel le personnage de Jafar
Panahi se confronte comme Socrate devant les sophistes, il règne l’arbitraire au nom du serment, mais
cette parole sacrée a perdu de sa force, et par extension, son critère de vérité. À cette problématique
contemporaine, Jafar Panahi entend bien apporter la charge de la preuve, ici, c’est le rôle tenu par la
photographie et le cinéma, la photographie comme trace formelle d’un événement dans le temps, et le
cinéma, ces 24 vérités par secondes, comme le témoignage dans un espace et un temps délimité, Ainsi,
Jafar Panahi crée une rupture métaphysique majeur, en contradiction des infrastructures iraniennes salies
par la corruption et l’idéologie réactionnaire. L’enregistrement vidéo ou la captation photographique sont
des innovations cruciales dans les luttes citoyennes, ils ont servi de preuve des répressions, des exactions,
et de tous les débordements, au proche et moyen orient, en Asie, en Amérique, et même en Europe, en
témoigne récemment la guerre en Ukraine ou encore la crise des gilets jaunes en France. Plus concrète
que la parole, la preuve matérielle est une étape décisive dans la lutte du peuple iranien pour une
réappropriation de la notion de justice. L’intérêt excessif des villageois pour la photographie de Panahi
prouve bien que la rupture métaphysique est en germe, qu’il existe déjà quelque part un affaissement de la
croyance en la parole sacrée qu’il s’agit de conduire jusqu’à son terme. Le refus des images à travers
l’iconoclasme millénaire de l’Islam, mais que les sociétés musulmanes ont ou non appliqué, avec plus
ou moins de force, tout comme le christianisme n’était pas destiné à l’iconophilie il y a des siècles, est
en train de s’émousser par une sorte d’empirisme et sous le mouvement des révolutions à travers le
monde
.
Cependant, la scène du tribunal prouve bien que la preuve par l’image est un progrès nécessaire,
mais pas suffisant. Le personnage de Jafar Panahi a beau sceller son témoignage dans la carte mémoire de
son appareil photo, il ne joue pas le jeu de l’accusation et certifie ne pas posséder le cliché tant convoité.
La raison est simple: quel est l’intérêt d’une telle photographie? Avec brio, Jafar Panahi ouvre une
problématique majeure : celle de l’appropriation collective de l’image, en termes plus politique, celle de la
socialisation des moyens de production photographiques et cinématographiques. Le rôle du cinéaste-
reporter est-il de porter à charge un individu dans une querelle de mœurs ? Non, cela l’état Iranien le fait
très bien : à savoir produire des images que pourtant il réprouve, à des fins répressives ou de propagande.
Un cliché, une vidéo, est falsifiable, tronquable, on peut l’instrumentaliser à des fins politiques et en
détourner le sens à loisir. Jafar Panahi n’est pas un juge , et une image univoque est une preuve beaucoup
trop friable. Ce qui donne du sens à l’image : c’est le récit. Tout l’« intérêt de l’oeuvre de Panahi se trouve
ici résumé : les enjeux artistiques et intellectuels sont les seuls à pouvoir donner une voix conséquente à
l’image. Quelque part, la mise en abyme reboucle sur elle-même : la forme du film est une démonstration
du fond du récit. Par sa réalisation ingénieuse, Jafar Panahi met en scène sa propre démarche artistique et
intellectuelle qu’il veut pour preuve de la supériorité dialectique sur les outrages totalitaires du pouvoir
iranien. À la fois invitation à produire collectivement des images, et à les agencer dans la forme la plus
pure du journalisme ou de l’objet d’art, le film est une invitation philosophique au dépassement de
l’opinion et de la doxa, une invitation à repenser le monde à partir des articulations logiques de la
philosophie millénaire arabe. Mais plus encore, le film sonne comme un avertissement à ces curieux
occidentaux qui du haut de leur prétention laïque, se délectant de la chute d’un obscurantisme religieux
amalgamé, semble retomber dans une mythologie quasi-religieuse : celle de l’image sans récit, à l’heure
où le système politique et économique occidental nourrit tous les mensonges pour sa propre survie.