Difficile d’entrer dans ce film de Jafar Panahi. Venu de Téhéran, et sous le coup d’une interdiction de quitter le territoire , le réalisateur se confine dans un village azéri, à quelques kilomètres de la frontière turc, d’où il dirige à distance, via son téléphone et son ordinateur portable, le tournage d’un film sur un couple d’exilés qui s’interrogent sur un exil plus lointain…En même temps le réalisateur est accusé par les villageois d’avoir pris en photo un couple d’amoureux qui cherche à s’enfuir de son côté…La photo existe-t-elle vraiment ? lors d’une virée nocturne et parfaitement illégale, une jeune femme paniquée se jette sur sa voiture et l’arrête : elle lui demande de supprimer une photo qu’il aurait prise d’elle et de son amant alors qu’elle est promise à un autre homme. « Si la photo circule, ce sera un bain de sang… » Jafar Panahi a beau donner aux villageois la carte mémoire de son appareil, ceux-ci l’obligent à prêter serment devant les notables du village, et où il peine à formuler sa vision des choses, attisant une colère qui, elle aussi, accouchera d’un drame.
Portrait de lui-même en réalisateur, intrigues emboitées, jeu sur différents niveaux de réalité, jeu de poupées russes enchâssant différentes strates documentaires et fictionnelles, Jafar Panahi ne facilite pas la compréhension de son film.
Au même titre que les ours dont il est question au détour d’un dialogue, les autorités iraniennes restent invisibles. Mais contrairement aux animaux sauvages, elles ne sont pas absentes du territoire que cartographie le film : le cinéaste cherche justement à saisir la présence du régime au sein de la société et de l’esprit même des personnages. La suspicion généralisée, l’institutionnalisation de la contrebande, les traumatismes des incarcérations ou encore la tentation de l’exil freinée par la crainte de la séparation constituent autant de moyens de brosser le portrait d’une angoisse générale. Alors que la surveillance s’est diluée et que les dénonciations sont monnaie courante, la simple présence de poussière sur une voiture peut constituer ainsi une preuve dramatique de culpabilité.
Aucun Ours est sans doute le film le plus politique et le plus désespéré de l’auteur….
Sa fuite soudaine du village qui conclut le film renforce le sentiment général d’un échec en même temps qu’elle commente la situation du cinéaste. Alors qu’il quitte le décor à la nouvelle de l’arrivée imminente des autorités et constate, sonné, les conséquences de l’embrasement de la petite communauté, il gare sa voiture au son de l’alarme de sa ceinture de sécurité retirée. Par cet émouvant arrêt du mouvement et de l’image, Panahi, épuisé, semble acter les limites de sa position de cinéaste.
Cette fin ouverte préfigure dramatiquement la suite des événements. Le 11 juillet 2022, alors qu’il manifestait devant la prison d’Evin pour dénoncer l’arrestation d’autres réalisateurs iraniens, Mohamad Rasoulof et Mostafa Al-Ahmad, Jafar Panahi fut à son tour interpelé et incarcéré. Il purge actuellement la peine de six ans de prison qui avait été prononcée à la suite de sa condamnation en 2010 pour « propagande contre le régime ».
Jafar Panahi mérite d'être soutenu, et plus nous seront nombreux à voir ce film et plus le pouvoir iranien saura qu'il ne peut pas être libre de faire peser une chappe de plomb sur sa population….