Bien que son histoire se déroule de nos jours dans l’île de Bornéo, situé dans l'archipel malais, en Asie du Sud-Est, le long métrage Sauvages trouve son origine dans les souvenirs d’enfance, en Suisse, de Claude Barras : "Mon enfance a été marquée par les récits de mes grands-parents qui viennent tous à peu près de la même région des Alpes. Nés dans les années 1910, ils étaient encore reliés à l’« ancien temps » : celui d’avant les automobiles et des routes, où l’on se rendait à la ville deux fois par an pour acheter un peu de sel", explique le metteur en scène, en ajoutant :
"Le reste du temps, on vivait en autarcie en fabriquant ses meubles et ses outils restés finalement assez proches de ceux du néolithique. Les communautés villageoises de cette civilisation alpine bien connue des anthropologues, vivaient selon les cycles des saisons, à différentes altitudes, en passant d’un village à l’autre. L’hiver, on le passait en plaine avec les bêtes dans l’étable. Au printemps, on montait au village supérieur pour les cultures céréalières. L’été venu, on menait collectivement les troupeaux sur les alpages puis à l’automne on récoltait la vigne."
"L’entraide était de règle. On appelle cela le « semi-nomadisme », parce que les villages étaient bâtis en dur, mais le principe est à peu près le même pour tous les peuples qui vivent de manière autarcique des ressources d’un territoire."
Pour Claude Barras, le stop motion est une forme de résistance au monde de la virtualité et des ordinateurs. Malgré la complexité technique du tournage de Sauvages, le cinéaste n'aurait jamais pu imaginer le réaliser en images de synthèse. Il confie : "Le chemin en effet m’importe beaucoup plus que le résultat final. J’ai besoin d’être en prise directe avec la réalité, de côtoyer physiquement autour du plateau le chef opérateur, les animateurs, de me confronter à la matérialité et aux contraintes physiques des décors et des marionnettes."
"Tous les liens qui se tissent entre les personnes sont essentiels pour moi. Pour Sauvages les choses se sont passées idéalement bien, avec une fluidité et une simplicité que l’on ne rencontre qu’une fois dans sa vie !"
Sauvages a bénéficié de l'expérience très positive que Claude Barras a eu sur Ma vie de courgette. Ce long métrage avait, à sa sortie en 2016, posé un univers, une façon de faire et remporté un succès attirant forcément de la bienveillance. Pour ce nouveau film, le réalisateur a porté une attention particulière à la constitution des équipes en réunissant des collaborateurs expérimentés d'Europe, mais aussi de jeunes talents : "Environ 30 % de l’équipe avait déjà travaillé sur mon film précédent."
"L’équipe de tournage s’est installée en nomade, durant plusieurs mois, dans la petite ville de Martigny, entre Chamonix et Lausanne, pas trop loin de chez moi, ce qui a vraiment créé un esprit de communauté, et je crois ça se ressent dans le film. Mais là où la modernité a le dessus sur toute forme de résistance, c’est que tout a l’air toujours plus simple avec les ordinateurs : on peut toujours revenir en arrière et cette souplesse est tellement attirante que c’est difficile de résister", se rappelle Claude Barras.
Le choix de ne pas traduire ni sous-titrer les dialogues en langue penane a été difficile à imposer aux producteurs de Sauvages. Mais heureusement, il y a l’exemple de L’Île aux chiens (2018) de Wes Anderson qui a prouvé que le concept pouvait tenir la route. Le metteur en scène Claude Barras explique : "Dans Sauvages je pense être parvenu à un bon équilibre, qui permet d’ancrer le film dans le réel sans perdre pour autant le spectateur."
"Cela a demandé un travail tout à fait particulier de la part des comédiens principaux comme Pierre-Isaïe Duc et Benoît Poelvoorde qui, ne parlant pas le penan, devaient rendre leurs dialogues compréhensibles dans cette langue grâce au coaching de Nelly et Sailyvia. Les deux jours que nous avons passés chez Pierre-Isaïe Duc pour enregistrer dix lignes de dialogues ont été un moment très riche au point de vue des échanges culturels et également très drôles."
Bien que Sauvages soit un film d’animation où les animaux parlent comme des êtres humains, Claude Barras a choisi de conserver leur statut d’animaux par souci de crédibilité : "J’ai travaillé avec la primatologue Emmanuelle Grundmann qui a beaucoup étudié les orangs-outans de Bornéo, au moment où l’huile de palme a commencé à détruire les forêts. Les ravages dont elle a été témoin ont été tels – la population d’orangs-outans est passée de 80 000 au début des années 60 à 8 000 aujourd’hui – qu’elle a décidé de quitter la primatologie pour devenir journaliste d’investigation et alerter l’opinion publique."
"Son livre Un fléau si rentable, une étude sur le commerce de l’huile de palme, explique comment une simple plante au petit goût de noisette est devenu un produit industriel dont la réussite économique mondiale détruit tout sur son passage. Comme Emmanuelle écrit également des livres pour enfants et connaît bien les contraintes narratives qui s’y rapportent, son aide m’a été très précieuse pour être le plus fidèle possible au réel, tenter de conserver l’essence dans le comportement des primates, tout en prenant des libertés de détail pour les besoins du récit et les contraintes techniques de l’animation", précise le cinéaste. Il ajoute :
"Ainsi, contrairement à ce que l’on observe dans la nature, dans le film, les orangs-outans marchent avec les pieds à plat. Le réalisme est pour moi une question de degré. Poussé trop loin, cela devient du maniérisme encombrant."
Claude Barras a fait la connaissance de Tepun par l’intermédiaire d’un petit livre pour enfants de Nelly Paysan, qui réunit des contes penans où apparaît le personnage. Il confie : "Dans la tradition, Tepun est plutôt un tigre, mais comme je trouvais que la panthère nébuleuse était un animal tellement beau, j’ai mélangé les deux. Cette créature imaginaire ayant la faculté d’apparaître sous les traits d’une personne connue, j’en ai fait la mère de Kéria, ou tout au moins une projection fantasmée."
"Ce jeu de superposition permet de glisser d’une interprétation à l’autre sans jamais savoir très bien ce qui est vrai. Plus tard, en rencontrant Sailyvia, la fille de Nelly, j’ai appris qu’elle se fait appeler Tepun quand elle milite pour la cause des Penans. La boucle est bouclée."
Sauvages a fait partie de la sélection jeune public au Festival de Cannes 2024. Claude Barras s'est déjà rendu sur la croisette en 2006 pour Banquise, son premier court métrage d’animation sélectionné en Compétition Officielle, et dix ans plus tard pour Ma vie de courgette, présenté à la Quinzaine.
Sauvages se termine avec la chanson de Daniel Balavoine Tous les cris les S.O.S.. Un choix qui trouve sa genèse lors de la fête donnée après la projection de Ma vie de Courgette à la Quinzaine des réalisateurs en 2016 : "C’était à la fois la première projection publique et la première projection avec une partie de l’équipe : un moment émotionnellement presque violent tellement il était fort. Céline Sciamma, qui a écrit le scénario et dont je découvrais les talents de DJ, s’était installée aux platines."
"Elle a terminé son set avec cette chanson sans savoir que c’était la préférée de ma sœur, dont je suis très proche, que l’on écoutait lorsque j’étais enfant. Je me suis mis à pleurer", se souvient Claude Barras. Il ajoute :
"Aussi, lorsque j’ai commencé à travailler sur ce projet en cherchant à placer, comme sur Ma vie de Courgette, quelques musiques que j’aime bien dans des moments cruciaux en jouant sur un léger décalage avec le propos pour faire émerger une émotion inattendue, Tous les cris les S.O.S m’a paru une évidence car j’ai cette relation très personnelle à cette chanson mais qu’aussi, ces paroles des années 80, qui résonnent à la fois du côté du désespoir et de l’espoir, qui collent bien au ton du film."
"Et il se trouve que la fille de mon voisin et associé l’écoutait l’été dernier à plein tube, la fenêtre ouverte, ce qui a fini de me convaincre que cette chanson marche aussi auprès de la jeune génération."