Tous les gens de ma génération savent qui était Malik Oussekine, et comment, où et surtout pourquoi il a été tué par la police de Charles Pasqua en 1986. Bien peu en revanche savent qui était Abdel Benyahia, mort le même soir, par la même main policière. C’est cette double tragédie que Rachid Bouchareb met en scène dans « Nos Frangins ». Il choisit de montrer les deux affaires en parallèles, qui ne se rencontrent au final que dans les couloirs de l’Institut Médico-légal, puis sur les bannières de l’immense manifestation de colère froide qui suivra leur mort. Il utilise beaucoup d’images d’archives, vraiment beaucoup, ce qui donne à son film des fausses allures de documentaires. Ca ne pose pas de problème et c’est même mieux comme çà, montrer Charles Pasqua salir les victimes sans vergogne vaut mille scènes de fiction. Le film bouscule la chronologie en ce qui concerne la partie Malik, on oscille entre « après » et « avant » en permanence, jusqu’à ce que Bouchareb filme son passage à tabac, dans une scène brève d’une violence inouïe. Pour la partie Abdel, le parti-pris est différent car la problématique est différente.
Dans ce second cas, la chronologie est respectée et pour cause, elle est scandaleuse : on cache sciemment sa mort à ses parents, on leur ment les yeux dans les yeux en leur laissant un espoir cruel, on se permet même de leur faire la morale ( !) pendant un temps interminable. La police française se couvre de honte ! Le point d’orgue de ce cynisme, c’est quand un policier parfaitement au courant de la mort par balle d’Abdel dit à son père qu’il faut, je cite « qu’il mette un peu de plomb dans la tête de ses enfants », sans commentaire…
Les deux affaires ont beau être traitées séparément, elles se répondent, et se complètent. Pas grand-chose à redire sur le travail de Rachid Bouchareb, la bande originale est forcement sympa (Les Rita Mitsouko, Renaud, la Mano Negra…), la reconstitution soignée, la violence est montrée sans fard mais sans complaisance. Je trouve juste son film un peu court, presque expéditif sur certains aspects. Le scénario se concentre sur les 72 heures qui suivent le double drame, il se concentre sur le choc et sur l’émotion et nous laisse un peu sur notre faim quand au fond. On aimerait en savoir plus sur l’attitude de la police et (surtout) de sa hiérarchie, sur le zèle (ou pas) de la justice, sur le procès (quel arguments, quelle défense ?). Ce n’est pas le propos ici et c’est frustrant, Bouchareb pose des jalons (sur le racisme de la police, appelons un chat un chat) et s’arrête là. Peut-être pense-t-il que ce n’est pas à lui d’aller sur ce terrain ? Mais qui le fera alors, déjà qu’il a fallu plus de 35 ans pour que le cinéma français ose prononcer le nom de Oussekine ? 35 ans, une éternité pour un drame aussi important dans l’histoire récente, un drame qui changea (un peu) la doctrine du maintien de l’ordre en France. Le personnage incarné par Raphaël Personnaz, le seul personnage fictif de cette histoire, est étrangement écrit.
Bon petit soldat de l’IGS, il couvre, dissimule plus qu’il n’enquête et on ne sait jamais si il est conscient de sale boulot qu’il est en train de faire, c’est un personnage insondable, étrangement insondable. L’IGS, que les films et les séries policières montrent constamment en « méchants « vis-à-vis des policiers, est ici d’une mansuétude confondante. Quand deux CRS refusent de se présenter à eux (parce que c’est possible de refuser ?), ils ne vont pas plus loin et ne vont pas les chercher…
Raphaël Personnaz n’est pas en cause car, comme tout le reste du casting il est impeccable. Reda Kateb, Lyna Khoudri ou encore Adam Amara sont très bien mais je veux faire une mention spéciale pour Samir Guesmi, bouleversant dans le rôle du père d’Abdel. Cet homme, qui parle mal français, qui vit dans une cité, qui baisse encore la tête devant les institutions, n’a pas la combativité de la famille Oussekine. Eux, parfaitement intégrés, éduqués et présent en France depuis 50 ans, refusent de baisser la tête, tiennent tête aux institutions et notamment à la Police et prennent un avocat. Ils ne parviendront malgré tout pas à rendre réellement justice à Malik dans un prétoire, mais sa mort hante encore les campus de toute la France. Parce qu’il est le premier film de cinéma à évoquer sa mort, même s’il le fait de façon frustrante et un peu trop prudente, ce film mérite qu’on aille le voir en salle, le cœur et le poing serré.