Ayant beaucoup voyagé, filmé et adhéré à la douleur des autres, Anaïs Barbeau-Lavalette s'est souvent posé cette question : à quel point un conflit, une guerre, une douleur qui ne nous appartient pas peut-elle devenir la nôtre ? La réalisatrice explique : "Une des questions que soulève Chien Blanc. Au-delà de ça, le récit pose à nouveau les limites ténues entre le bien et le mal, entre l’engagement social et l’engagement familial, tout en confrontant de plein fouet les dynamiques complexes de l'être humain. J'ai moi-même habité et lutté auprès des Palestiniens. Ma mère a habité et lutté auprès des peuples Autochtones du Canada."
Il y a quelques années, Anaïs Barbeau-Lavalette a perdu une grand-mère qu'elle ne connaissait pas. Elle avait abandonné sa mère alors que celle-ci avait quatre ans. En allant vider son appartement, en quête de liens identitaires, la cinéaste a cherché des indices de la femme qu'elle avait été. Elle se rappelle : "Que m'avait-elle légué ? Après quelques heures, j'ai appris que ma grand-mère maternelle, Suzanne Meloche, avait habité New-York et qu'elle avait été liée à la lutte des Afro américains, vers la fin des années 60."
"J’ai écrit un roman sur elle, inspirée par sa trajectoire atypique, La Femme qui fuit – édité en France au Livre de Poche et aujourd’hui traduit dans une quinzaine de langues. C'est en retrouvant Diego Gary, le fils de Romain Gary, et en échangeant longtemps avec lui que nous avons conclu que sa mère, Jean Seberg, et ma grand-mère s'étaient côtoyées. Il y avait très peu de personnes blanches dans ce combat et encore moins de femmes. C'est suite à ce lien probable que Diego m'a donné carte blanche pour l'adaptation du roman de son père."
"En m’accordant les droits d’adaptation, il m’a dit : “Prends bien soin de ma mère, du personnage de ma mère dans ce film”. Ici se trouvait le leg, dans ce désir ardent de rencontrer l’Autre, de s’y mêler et d’embrasser ses batailles. Avec en ligne de mire cette éternelle question : à quel point un conflit; une guerre ; une douleur ; - qui ne nous appartient pas - peut-elle devenir la nôtre ? Est-ce même possible ? Est-ce même souhaitable… ?
Chien blanc aborde un chapitre d’une grande histoire d’amour, celle de Gary et Seberg. Mais avant tout, il pose cette question éminemment moderne : est-il possible de prendre part à une lutte qui ne nous appartient pas ? Est-ce même souhaitable ? Et si oui, de quelle façon ? À quel prix ? "Au lendemain de l’essentielle vague du Black Lives Matters, la recherche d’un dialogue interracial émerge encore plus fort."
"Comment être un allié Blanc sans tomber dans le complexe du Sauveur Blanc (White Savior) ? Comment allier le cœur anti-raciste, les idéaux anti-racistes et les gestes anti-racistes ? Chien blanc aborde ces questionnements de front. En ce sens, notre film interroge la position des Blancs dans la lutte contre le racisme. Les collaborateurs Afro-descendants le disent : nous avons besoin de ce film-là. Il est nécessaire."
Dans une volonté d’inscrire le fond en accord avec la forme, et dans le désir très concret de faire craquer un système figé, Anaïs Barbeau-Lavalette et son équipe ont, pour ce tournage, bâti une équipe d’artistes Afro-descendants et d’artistes Blancs : "Afin qu’au sein de chaque département (décors, costumes, production, réalisation, post-production) puissent naître des conversations reliées au contenu, conduisant à des débats profonds et à de réelles rencontres."
"Créer ces ponts-là ne se fait pas si facilement puisque nous avançons habituellement en parallèle, chacun dans nos réseaux, et qu’il faut nous-mêmes fabriquer les brèches pour que perce la lumière."
Anaïs Barbeau-Lavalette a travaillé avec deux consultants Afro-descendants, Maryse Legagneur et Will Prosper, échangeant avec eux sur tous les aspects du film, des dialogues aux accessoires. Elle se souvient : "Cinéastes et militants, ils ont accepté d’être impliqués, accompagnant le projet depuis le scénario jusqu’au montage. Tous deux Afro-descendants, ils ont apporté leur savoir et leur sensibilité à mon film. Un dialogue neuf, fragilisant et essentiel, s’amorçait. De façon très concrète, ils ont encadré les scènes plus difficiles du tournage, présentant par exemple aux figurants blancs et noirs le contexte historique de la ségrégation, des strange fruits, des lynchages."
"Des discussions neuves, émouvantes et brillantes, sont ainsi nées, éclairées par leur regard sur le contexte des scènes. Maryse et Will étaient là pour pointer mes angles morts. Pour lever tous les drapeaux rouges devant les pièges invisibles à mes yeux. Jamais je n’ai pris conscience de façon aussi tangible et profonde de ma blancheur. Le processus, vulnérabilisant, parfois confrontant, fut d’une richesse incroyable. Les impacts de tel ou tel choix de réalisation, ceux de telle phrase ou même de tel choix de décor ou d’accessoires furent discutés. Les consultants ont aussi pris part à différentes phases du montage, me questionnant perpétuellement et intelligemment sur mes choix."
"Je les ai parfois écoutés, parfois non. C’était le deal : on avançait côte à côte, mais je tenais les rênes de l’histoire et j’en assumais les choix. De nouvelles idées sont nées de ces conversations, souvent surprenantes."