Analyse et critique en vidéo: https://www.youtube.com/watch?v=9VGJmsaU6gY
Toujours plus dense à mesure que les années passent, la production cinématographique est un espace médiatique concurrentiel. Au milieu de ce monticule de bandes pelliculées, où les gros budgets et les castings cinq étoiles s’offrent une voix qui porte, où les festivals et récompenses tentent de draguer à la surface du visible des productions invisibilisées, il existe des projets modestes, presque autarciques, dont le résultat esthétique ne peut que sidérer. Tout passionné de cinéma, et d’art en général, doit emprunter ces chemins de traverse, quelque part se dévoyer, afin d’en rendre compte et de laisser trace. Une vie démente, par la modestie des moyens de sa mise en scène et par la force de son expressivité, est un véritable spectacle sous chapiteau. Proche de la narration du numéro de cirque, qui lui donne une consonance semblable à la Strada du maître Fellini, dans sa linéarité, par la force de ses personnages et cette superposition incessante de l’imaginaire exalté sur le réel, Une vie démente est de ces fables humaines et lyriques d’où l’on sort enivré, après quoi le jour même n’a plus la même couleur. Les réalisateurs Raphael Balboni et Ann Sirot choisissent de mettre en scène ce jaillissement extatique de la vie au milieu du thème universel de la dégénérescence cognitive. Le sujet de la démence, crispant s’il en est, trouve un point de bascule dans la liberté hors-du-cadre, qui confère au film son aspect tragi-comique et également son aspect le plus subversif. Cette bulle lyrique est une voie de secours quand aujourd’hui, les thèmes sociaux de la vieillesse, des soins ou encore de la santé psychique sont au cœur de violents débats, sur leur précarisation d’une part, et sur l’omission généralisée de la question par les responsables en place. Véritable plaidoyer pour une fin de vie digne, Une vie démente porte à l’écran une alternative heureuse, palpable, de rapports sociaux respectueux et humanistes avec la vieillesse, en totale contradiction avec notre modèle productiviste qui tend à priver le grand âge d’une véritable place dans la société, faute de ne savoir reconnaître la valeur de ce qui vit.
Suzanne, conservatrice d’art chevronnée, développe des troubles liés à la démence et à la maladie d’Alzheimer. Cet événement inopiné structure le récit dans sa forme chronologique: partant de l’exposition des troubles précurseurs que Noémie met à jour, sujet empathique par sa sensibilité et moteur de l’intrigue du film, comme tant de personnages féminins à l’écran, le film suit le rythme de la lente dégénérescence cognitive de Suzanne. Au-delà de la thématique de la maladie et des trois phases du deuil vécues au travers de son fils: déni, colère puis acceptation, la santé psychique et cognitive de Suzanne bouscule la vie de couple d’Alex, jeune trentenaire issu du milieu bourgeois dont l’heure est à la construction de sa vie d’homme, consacrée par l’attente d’un enfant. La procréation représente le second axe contradictoire du film, source première du conflit intergénérationnel. Si la mort symbolique de la mère, en tout cas de sa mère telle qu’il l’a connue, constitue une étape décisive dans la vie d’un enfant, la question de la continuation de sa vie propre se révèle autrement plus problématique.
C’est une vision proprement humaine que de cloisonner mort et vie comme s’ils ne communiquaient pas. Or, si tel que le veut le destin de la matière, tout doit un jour mourir, ce n’est pas d’un seul trait, d’un même instant. Baignant dans leur entropie personnelle, le vivant et l’objet sont des segments temporels disjoints. Comme le rappelle le philosophe des sciences Michel Serres dans son essai l’incandescent, l’échelle de l’infiniment long de l’espace côtoie l’échelle de l’infiniment court, et la naissance et la mort sont voués à se fondre l’un et l’autre. Loin d’être une fin, la mort doit aussi donner vie dans le vivant et signifier perpétuation, héritage et succession. Une sorte de destruction créatrice, phénomène structurant de l’histoire des arts où tradition et modernité se chevauchent sans cesse pour donner de nouvelles formes d’expressivité. À l’image de l’univers artistique de Suzanne, duquel est détaché Alex, ces acryliques et ces huiles, mais aussi son goût pour la musique baroque: les quatre saisons de Vivaldi, composées au XVIIIe siècle, et qu’elle se plaît à écouter dans sa voiture forgée par le XXIe siècle. Ces mêmes quatre saisons recomposées pour le hard-rock que le jeune Kévin écoute avec émerveillement, comme un flambeau tendu, comme un échange qui convoque l’impérissable et l’immortalité. La vie est faite de neuf et d’ancien, d’idéal conservateur et de nécessité de progrès, elle est un labyrinthe où les temps fusionnés forment ce qu’on nomme le présent. Comme l’illustre l’allégorie de l’univers, qui n’est que la résultante de structurations et d’effondrements, magnifiée par l’installation artistique de la jeune artiste plasticienne - procédé artistique qui n’est pas sans rappeler le meilleur de Lars Von Trier, ce qui est mort pour autant ne disparaît pas. De la même manière que la lumière des étoiles mortes nous parvient encore, l’image de ce qui a disparu maintient en vie et le renouvelle, dans une forme d’immortalité de la succession. La condition de cette immortalité est peut-être la tâche la plus sacrée de l’histoire et des arts, raconter, mettre en scène, littéralement faire vivre, pour que ce qui a laissé une trace à la mémoire rende enfin une signification dans le souvenir.
Le temps n’est pas linéaire. Il aura fallu attendre le dépérissement du dogme chrétien, l’apogée des Lumières puis les avancées de la mécanique quantique pour s’extirper de ce temps droit augustinien. Partant de la thématique de la dégénérescence cognitive, et de sa réalité clinique, les réalisateurs renversent la relation de parenté pour la sortir du cadre typique, et tentent de tracer une nouvelle voie, un nouveau rapport à la vieillesse heureuse. À l’instar du célèbre film de Fincher, (L’étrange histoire de Benjamin Button) les temporalités d’Alex et Suzanne semblent se nouer comme la forme d’un sablier, sentiment renforcé par un montage dynamique raccourci quasi-exclusivement au rapport humain, d’où provient ce point de rupture qui forme à proprement parler l’enjeu existentiel du film. La maladie de Suzanne déclenche une forme de rétrogradation : en effet, loin d’être une simple perte d’autonomie, la maladie de Suzanne l’infantilise et fait voler en éclat le cadre normatif. Au point que par moment, ce sera la honte et non le deuil qui affectera Alex, construit dans un milieu d’adulte bourgeois dont il ne parvient à se défaire. Mais Suzanne vit : pleinement, puissamment, en dehors de toute convention , de tout regard. Adulte au cœur d’enfant, Suzanne dynamite les relations sociales et s’affranchit du cadre. Démente, oui ? Mais libre et géniale dans sa liberté à l’image des artistes qu’elle a chéris et qu’elle a promus dans sa carrière. Cette frontière entre folie et génie artistique, ce génie de l’enfance convoité par de nombreux artistes à travers le temps, nécessaire pour bousculer les doctrines, les sociétés, les mœurs, pour dépasser les conventions et ouvrir des chemins en friche. De tous temps le fou a conservé ce rôle de catalyseur, de découvreur lucide ou inconscient. C’est précisément pour sa qualité de funambule à mettre la structure en défaut, par sa désinvolture, ses facéties, sa sensibilité, que le pouvoir au cours de l’histoire s’est empressé par mille moyens de le retenir, de le contraindre voire de l’enfermer. Brillamment traité par le philosophe Michel Foucault dans son Histoire de la folie, et des dérives carcérales autour de celui-ci, le fou contient en lui par défaut une puissance déstabilisatrice et subversive, particulièrement redoutée par les pouvoirs dominants. Partant de là, une image faussée du fou s’est cristallisée dans l’imaginaire collectif: celle du sociopathe monstrueux ou de l’imbécile heureux, comme l’illustrent de nombreux succès de la machinerie hollywoodienne. Or, à cet amalgame volontairement nourri, une réponse semble évidente : l’enfermement. Si la camisole semble être aujourd’hui un archaïsme, le recours à la camisole chimique, c-à-d une somme de traitements médicamenteux à charge lourde, est une pratique caduque encore en usage aujourd’hui. Le dépérissement des secteurs du soin orchestré par les politiques libérales, notamment dans le public, condamne le malade à l’atomisation et le retient captif de sa cellule mentale. Même si des voies nouvelles se sont ouvertes dans les pays nordiques, précurseurs de la psychothérapie et d’outils novateurs, l’absence volontairement entretenue d’une politique de soin à grande échelle participe à créer de la négligence clinique. Cette monstruosité est parfaitement révélée par la comparaison, matérialisée sobrement à l’écran par un fondu enchaîné. Dans l’interstice de l’épopée heureuse d’une Suzanne renvoyée à l’état mental de la petite enfance, et l’être dévitalisé rompu à toute extériorité, les réalisateurs inscrivent la dureté de leur critique sociale, en jonglant avec les deux registres: tragédie et comédie, à l’instar de toute entreprise poétique.
La prise de conscience d’Alex doit être une prise de conscience collective. Enfermés dans les dogmes contemporains, nous avons fini par accepter l’idée que la fin de vie est un mourir long, un désengagement progressif de l’être sensible, selon la belle formule de Joyce Carol Oates. Or, loin d’en être l’antichambre, marqué par l’image du malade esseulé sur son lit de mort, la fin de vie peut aussi signifier une reliaison joyeuse. Séparés par les aléas de la vie moderne, la maladie destructrice de Suzanne a fini par restructurer le cocon familial. Elle est ciment d’une nouvelle relation de famille, un centre autour duquel gravite le futur des siens, un noyau soudé et résilient aux imprévus de l’avenir. Quelque part le film boucle la boucle, dans une métaphore magnifique: c’est en acceptant la maladie de sa mère qu’Alex réalise que l’heure d’être père, enfin, est venue.