Le film a été présenté en compétition au Festival de Cannes 2021.
Lingui est un mot tchadien, qui veut dire "le lien". C’est ce qui relie les gens au nom du vivre ensemble. Ce terme signifie une solidarité pour ne pas laisser l’autre s’effondrer. Mahamat-Saleh Haroun précise : "Je ne peux exister que parce que l’autre existe, c’est cela le lingui, un lien sacré. Au fond, c’est une philosophie altruiste. Ce mot résume la résilience des sociétés confrontées à des choses assez dures."
"Et quand le lingui est rompu, cela annonce le début du conflit. Cette notion de solidarité vient de la tradition. Le lingui tend à se perdre parce que la classe politique l’a dévoyé. Elle oublie le lingui parce qu’elle est souvent animée par des intérêts immédiats et égoïstes, détournant les richesses à son profit alors que ces gens de pouvoir ont été élevés dans les valeurs du lingui."
Mahamat-Saleh Haroun consacre pour la première fois un film à des personnages principaux féminins. Cela faisait un moment que le réalisateur voulait dresser le portrait d’une femme tchadienne. Il explique : "Ce sont des femmes célibataires, veuves ou divorcées qui élèvent seules des enfants. Souvent mal vues par la société, elles se débrouillent pour s’en sortir."
"J’ai connu une de ces femmes qui s’est retrouvée seule avec ses enfants après la mort de son mari. Pour gagner sa vie, elle s’est mise à récupérer des sacs plastiques pour fabriquer des cordes et les vendre. Je voulais rendre compte de la vie de ces femmes un peu marginalisées mais qui ne se vivent pas comme des victimes. Ce sont les petites héroïnes du quotidien."
Ce patriarcat très prononcé de la société tchadienne est lié à la fois aux structures politiques et à la religion, deux phénomènes d’importation du pays. C’est à partir du moment où la religion a posé des critères moraux sur la société que les interdits sont apparus. Mahamat-Saleh Haroun confie :
"Après s’être affranchi de la colonisation, le pouvoir politique a bridé les populations plutôt que de les laisser libres. Le politique fonctionne sur la soif de pouvoir, le religieux fonctionne sur des dogmes liés aussi à une forme de pouvoir, les intérêts de ces deux entités se sont rejoints. Mais les femmes sont porteuses d’une mémoire qui dépasse les discours dominants"
"Elles sont conscientes de leur condition, des épreuves auxquelles elles doivent faire face, et elles ont toujours su se débrouiller. Elles n’ont pas attendu la religion pour savoir comment gérer leurs corps, comment ne pas avoir d’enfant ou en avoir au moment souhaité. Instinctivement, elles ont toujours su comment jouir ou pas de leur corps."
Dans son écriture et sa mise en scène, Mahamat-Saleh Haroun pratique beaucoup l’ellipse. Beaucoup d’éléments du récit se comprennent en effet sans parole. Il développe : "L’ellipse fait éminemment partie de l’écriture cinématographique, il faut savoir l’utiliser. Quand on fait de la place au spectateur et qu’on respecte son intelligence, l’ellipse lui apparaît comme un cadeau. Un moment proprement jouissif. Quand je regarde un film qui comporte des béances narratives, je les reçois comme une épiphanie que l’on m’offre. J’aime les films qui font confiance au spectateur et qui lui donnent la possibilité de construire le récit ensemble avec le réalisateur."
Au Tchad, il n’y a quasiment pas de comédiens professionnels, à part ceux qui ont travaillé avec Mahamat-Saleh Haroun et qu'il considère désormais comme professionnels. Achouackh Abakar, qui joue Amina, avait déjà un petit rôle dans Grigris (2013). Mahamat-Saleh Haroun confie :
"Quand elle a lu le scénario, elle a réclamé le rôle d’Amina, elle a dit que ce rôle était pour elle, alors que je l’envisageais pour un autre rôle. Elle a vécu à Los Angeles, et connaît assez bien le cinéma américain. Elle est mère elle-même et pouvait se projeter dans la problématique d’Amina. Elle a pris des cours pour pouvoir confectionner elle-même les fourneaux, elle s’est vraiment investie."
Pour le personnage de Maria, Mahamat-Saleh Haroun n’a casté personne d’autre que Rihane Khalil Alio. Il explique : "Dès que je l’ai rencontrée, j’ai ressenti une proximité étrange avec elle. C’est une fille brillante, elle s’est très bien débrouillée dès les premiers essais. Sa grande sœur avait tenu un rôle dans Abouna, mais je ne savais pas qu’elles étaient sœurs et Rihane ignorait que j’étais le réalisateur d’Abouna ! Encore un hasard étonnant. Parfois, il faut croire aux signes, surtout en matière de création."
Mahamat-Saleh Haroun retrouve deux collaborateurs réguliers à l’image et au montage : Mathieu Giombini et Marie-Hélène Dozo. Le cinéaste a montré au premier Les Plaisirs de la chair de Nagisa Oshima pour lui indiquer le genre de cadres qu'il voulait. "Je voulais aussi saisir la lumière mordorée typiquement n’djaménoise, les nuits épaisses...", se souvient-il. Il précise au sujet de la monteuse :
"Avec elle, nous sommes d’accord pour penser qu’il est important de laisser du temps au temps. Le cinéma d’aujourd’hui ne propose plus de regarder mais d’éprouver des sensations fortes. Mon cinéma relève plus de l’écoute que de la performance. Prendre la peine d’écouter ses personnages, les représenter dans la dignité pour restituer toute leur complexité et leur humanité."